« Pour être en mesure de composer un poème, dit Saigyô, l’état doit différer grandement de l’état ordinaire. Touché par l’émotion que suscite une fleur, un coucou, la lune, la neige, tout ce qui a forme, soit-il fallacieux, occupe le champ de l’œil et emplit les oreilles. »
Saigyô, cité dans la biographie du moine Myoê, elle même citée dans Vers le vide, poèmes de Saigyô, traduits et commentés par H. Tsukui et A. Meddeb, Albin Michel
On répondra à Saigyô ce qui a été répondu aux romantiques : que le travail fait mieux que l’inspiration, que l’œuvre, une fois produite, est indépendante de l’artiste et des circonstances de sa création. On enfoncera le clou avec l’histoire du singe dactylo rédigeant par hasard l’Odyssée… ou de l’IA capable, presque déjà (?), d’écrire de bons poèmes sans éprouver aucune émotion. Et on insistera sur le fait que ces objections semblent encore plus convaincantes lorsqu’il s’agit de poèmes très simples comme ceux, justement, de poètes marqués par la poésie japonaise – je pense au poète et mystique américain Robert Lax, que je lis en même temps que Saigyô, et dont certains poèmes minimalistes ne contiennent qu’un seul mot, du reste si ordinaire (« is », « red » « river ») qu’ils auraient pu être produits par une IA très fruste ou un avant-gardiste sans âme en mal d’avant-gardisme, et n’ont aucunement besoin d’une personne ou d’une émotion spécifique.
Figure 1 Michel Dave, Chemin (collection du LAM)
Afin de donner raison à Saigyô, et à bien d’autres qui considèrent que le contexte de leur création est essentiel à certains poèmes, mais sans nier que les mêmes textes auraient pu être produits dans un contexte radicalement différent (par exemple par une IA), on pourrait affirmer ceci. Le poème ne se réduit pas toujours au texte du poème et à son interprétation, mais inclut parfois des pierres, des orteils et de la joie : de vraies parties du monde. Certains poèmes, particulièrement les poèmes très simples, seraient ainsi des sortes de chevrons qui mettent entre guillemets la neige et le coucou (ou l’autoroute) qui l’ont fait surgir, les circonstances qui le sous-tendent et que le lecteur charitable doit reconstituer comme il peut (aidé un peu, parfois, c’est vrai, par le poète). Pire, certains poèmes, plus incomplets encore, seraient de simples guillemets ouvrants.
Une autre manière de dire cela. Appelons LE poème (tout court) ce qui doit faire l’objet de l’attention du lecteur. Il me semble que l’IA et la poésie minimaliste donnent des raisons de reconsidérer à nouveaux frais l’idée classique, dont on nous rebat les oreilles depuis le collège, de l’autonomie du texte, et de réaffirmer au contraire l’importance du contexte de création. Or on peut faire cela en sans nier que le texte puisse être parfaitement bien interprété et compris sans en référer au contexte de création (les arguments pour cette thèse sont assez convaincants), et sans nier l’autonomie du poème, en affirmant que le contexte de création fait littéralement, métaphysiquement une partie de celui-ci. Enfin, il me semble enfin que dans certains cas les intentions de l’auteur ne sont pas ce qui compte le plus dans le contexte de création : y figurent aussi les choses qui provoquent le poème et sur lesquelles il porte. Si ces hypothèses sont correctes, un critique qui lirait un certain poème très simple portant, disons, sur une rivière (comme celui de Lax ci-dessous), sans aller voir une (cette ?) rivière aurait peut-être compris le poème, mais il l’aurait mal lu. Un peu comme on comprend bien des guillemets ouvrants en s’y arrêtant, mais on les lit mal si on ne se reporte pas immédiatement à ce qu’ils citent.
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Quelques poèmes de Lax (qu’on appréciera mieux en connaissant sa drôle de vie).
Un poème de transition, d’abord, qui précède et explique sa période minimaliste (Lax était un ami de lycée du peintre Ad Reinhardt et il cherchait à reproduire en poésie son « expressionnisme abstrait »).
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designwhat if you like to draw
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Un poème minimaliste, ensuite, sans titre.
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riverRobert Lax
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