Bien des critiques semblent apprécier ce qui sort des sentiers battus. Ils tomberont en pâmoison devant un nouveau genre ou même un nouveau style de grande qualité ; ils accueilleraient avec l’admiration légèrement condescendante qu’on doit aux pasticheurs, aux faussaires et aux mécaniques bien huilées (c’est virtuose, mais ça n’a pas d’intérêt) une déclinaison contemporaine de Villon, Szymborska, Brautigan ou Rimbaud.
Beaucoup de lecteurs et de poètes me semblent suivre ici les critiques, qui chantent l’inouï, l’en-avant, le changement (peut-être est-ce l’un des sens de l’injonction à être moderne) et sinon toujours, aujourd’hui, l’absolument nouveau, à tout le moins le renouveau. Ce goût de l’innovation artistique est pourtant une mode extrêmement récente à l’échelle de l’humanité. Les hommes de la grotte Chauvet ont répété les mêmes motifs pendant 12 000 ans, et pour autant qu’on sache, ça leur allait très bien. De mon côté, je ne sais pas trop : j’aurais été triste de n’avoir que des reprises de l’Iliade à lire et à relire toute ma vie. Un peu de nouveauté, une Odyssée, de temps en temps, ça délasse. Mais je rêve de trouver quelqu’un capable de prolonger sobrement l’œuvre de mes poètes morts préférés. Je ne cherche la nouveauté ni lorsque je lis ni lorsque j’écris. Je me vois bien défendre la poésie décroissante comme Bobby Lapointe chantait la guitare sommaire.
Quoi qu’il en soit, l’innovation, en poésie comme ailleurs, c’est vraiment pas facile. Du tout. Les économistes et les historiens qui s’intéressent aux dynamiques de la « production » d’idées distinguent deux facteurs permettant de l’expliquer : la quantité de « producteurs » et leur « productivité ». Mais au fil du temps, la productivité tend mécaniquement à diminuer : on attrape d’abord les fruits les plus bas de l’arbre des idées, et même si l’arbre monte au ciel (il y a une infinité de belles idées), il faut de plus en plus de temps de travail et d’effort pour saisir de nouveaux fruits. Heureusement, cette « tendance baissière » est compensée par le fait que l’innovation se nourrit de ses réussites passées : et nous pouvons nous asseoir sur des épaules de géants pour attraper nos fruits. Cet effet démultiplicateur est d’autant plus marqué que les idées, contrairement aux biens matériels comme les gisements de pétrole ou les machines à coudre, se reproduisent à un coût infinitésimal. Il faut du temps et de la matière et de l’énergie pour fabriquer une machine à coudre à partir d’un prototype. Quelques décharges électriques dans le cerveau suffisent au contraire à reproduire l’idée du voisin et à l’utiliser pour concocter un truc tout neuf.
Alors quelle tendance domine la dynamique de l’innovation ? Les fruits de plus en plus (trop) hauts, ou les épaules de géants ? La tendance baissière ou la démultiplication des idées ? Dans un article fascinant, Nicholas Bloom et ses collègues de Stanford et du MIT ont montré que la productivité de la recherche stagne depuis environ une cinquantaine d’années — et cela dans tous les domaines. L’effet « épaules de géant » ne suffit plus à nous hisser jusqu’aux prochains fruits. Ces derniers temps, l’innovation n’a pu se poursuivre que grâce à une augmentation exponentielle de l’effort de recherche (et à une démographie mondiale en expansion). Bien sûr, les auteurs de cette étude s’intéressent à l’innovation intellectuelle en général (ils considèrent entre autres la médecine, l’électronique, l’agriculture), pas à l’innovation littéraire. Mais il est frappant de constater à quel point l’innovation littéraire semble à peu près alignée sur l’innovation intellectuelle en général (les périodes les plus denses de nos histoires littéraires correspondent presque toutes à des efflorescences intellectuelles plus générales, je n’arrive pas à trouver de contre-exemple convaincant, si vous pensez à quelque chose, peut-être des courants littéraires « décadents » ? je suis preneur).
Comment est-ce que les choses pourraient changer ? Historiquement l’innovation a bondi quand nous sommes bidouillés des épaules de géant super géantissimes, qui se nourrissent d’elles-mêmes pour croître exponentiellement (on atteint les limites de la métaphore anatomique). Des trucs dingues qui révolutionnent notre manière de penser ou de chercher. L’invention de l’écriture, la redécouverte des anciens, l’imprimerie, des moyens de communication permettant d’échanger avec l’humanité entière ou même des continents thématiques quasiment inexplorés (le quotidien, la ville, l’ordinaire, le Nouveau Monde).
Alors, alors, ne voyons-nous rien venir ? N’a-t-on pas une petite révolution sous le coude, demandent les critiques progressistes angoissés ? On a a une en effet, et je parie que, pour le meilleur ou pour le pire, elle permettra des innovations considérables jusqu’en littérature, il s’agit l’intelligence artificielle (IA). Le Graal de l’IA, c’est l’intelligence artificielle généraliste, une IA capable de traiter n’importe quel type de problème plutôt qu’un algorithme spécialisée dans une tâche précise. On en est encore loin, mais on s’en rapproche. La troisième itération du modèle de langage GPT, développé par Open AI a appris à écrire en scannant (je n’ose pas dire « lisant ») 500 milliards de textes, et en affinant ainsi ses 175 milliards de paramètres. GPT-3 est capable d’écrire des textes sensés et pertinents en réponse à des questions en langage naturel. On peut facilement, par exemple, lui faire écrire des dissertations philosophiques qui auraient la moyenne en licence. Mais elle parvient aussi à effectuer des tâches très éloignées de ce pour quoi elle a été faite : résoudre des problèmes arithmétiques, traduire des textes, coder ou écrire des poèmes (un recueil écrit grâce à GTP-3 en 24h vient d’être publié en Finlande où il a connu un succès remarquable). Récemment un jeune Canadien a utilisé GTP-3 pour entretenir des dialogues bluffants de réalisme avec sa petite amie morte huit ans auparavant (le résultat fait froid dans le dos). En entraînant GPT-3 sur des corpus précis, certains lui ont fait rédiger des pastiches littéraires convaincants. Récemment Eric Scwhitzgebel, de l’Université de Californie Riverside, a entraîné GTP-3 sur les articles d’un philosophe célèbre au style très reconnaissable, Daniel Dennett. Il a ensuite posé des questions philosophiques à l’intelligence artificielle et à Dennett lui-même (je simplifie un peu). Enfin il a demandé à de nombreux philosophes de distinguer les réponses de Dennett de celles de l’IA. Résultats : personne n’a bien réussi, pas même les spécialistes de Dennett. Les performances de ceux-ci étaient à peine meilleures que des choix aléatoires.
Ce qui est frappant, c’est que cette IA, dont les algorithmes s’inspirent d’ailleurs vaguement du fonctionnement du cerveau, semble apprendre à écrire un peu comme nous : en lisant. Mais elle peut lire bien plus que nous (il nous faut environ 95 ans pour compter jusqu’à un milliard, alors imaginez un peu, lire 500 milliards de textes). Par ailleurs, si elle ne peut pas encore rédiger bons textes littéraires toute seule, elle peut déjà être utilisée comme une aide pour produire, en quelques centièmes de secondes, des propositions d’écriture intéressantes et comme un bel outil d’expérimentation. Il semble presque inévitable que les prochains avatars de GTP-3 fassent beaucoup mieux d’elle et permettent de composer, par exemple, des textes avec des contraintes formelles spectaculaires auxquelles aucune intelligence humaine ne parvient bien à se plier. Des équivalents de GTP-3 ont par ailleurs été produits dans le domaine graphique (Dal•e 2 de Open AI, Stable Diffusion de Dream-Studio) qui sont déjà utilisés par des graphistes et des artistes visuels — et par des gens comme moi pour illustrer leurs posts de blog (l’image ci-dessous a été générée en une demi seconde par Stable Diffusion avec le prompt « deux poètes débattant de la valeur de l’innovation en poésie, peint dans le style de Jérôme Bosch »). En rédigeant ce billet, j’apprends qu’une telle image vient de remporter un (petit) concours d’art aux USA aux grands dam des autres concurrents (https://www.lefigaro.fr/culture/une-oeuvre-creee-a-l-aide-d-une-intelligence-artificielle-a-remporte-un-concours-d-art-au-grand-dam-des-artistes-en-competition-20220905).
Les amateurs d’innovation littéraire peuvent donc se réjouir. It is coming. Ils méditeront au passage le paradoxe voulant que les nouveautés les meilleures et les plus originales proviennent littéralement d’une mécanisation du style. Quant aux autres, aux décroissants et aux luddites, aux pères tranquilles, qu’ils se rassurent. Ils pourront toujours écrire à la cervelle et au papier-crayon, tranquillou, et qui plus est gagner parfois du temps en déléguant les tâches qu’ils trouvent ingrates (documentation ? correction orthographique ? problèmes métriques ?) à des programmes serviles bien faits tandis qu’ils trinquent avec d’autres gentils humains demeurés et heureux.
On peut en fait imaginer que si les récents progrès de l’IA se poursuivent longtemps, une césure se dessinera progressivement entre d’un côté des « écrivains progressistes » qui s’en remettent presque entièrement aux algorithmes et qui ressemblent plus à des éditeurs qu’à nos écrivains actuels — évaluant une dizaine de manuscrits de GTP-12 ou 13, lui donnant des suggestions pour qu’il retravaille telle ou telle partie de son texte, passant quelquefois commande — et de l’autre côté des écrivains humanistes, qui tiennent à faire le gros du travail eux-mêmes pour que leur texte sente assez le neurone, la sueur et le cuir. Si ce que j’ai expliqué précédemment est correct, ces écrivains humanistes devront aussi être des écrivains décroissants : et léguer aux machines le culte de l’innovation artistique. Le travail éditorial des écrivains progressistes (de commande et de choix des manuscrits rédigés par des IA) risque d’ailleurs d’être assisté, sinon entièrement effectué, par des IA aussi. Déjà des algorithmes sont utilisés par des chercheurs pour déterminer les intrigues qui plaisent le plus à certains publics.
En ce qui concerne les maisons d’édition, on aurait dans ce scénario des « maisons progressistes » d’un côté, qui cherchent des textes révolutionnaires ou des succès commerciaux parfaitement calibrés, et qui n’accepteront que les manuscrits d’IA, mieux adaptés à leurs buts. De l’autre, on aurait sans doute des maisons indépendantes humanistes et luddites, qui mettent un point d’honneur à n’accepter que des textes qui fleurent bon l’homme et la femme.
Là où les choses se compliquent, c’est qu’une IA entraînée pour cela saura sans doute imiter le style archaïque, sentimental (sentient) et boitillant des humains, et que les écrivains décroissants se feront eux aussi ubériser par des écrivains progressistes déguisés en humanistes (imaginez un équivalent littéraire de l’intrigue fondamentale de Blade Runner). L’anecdote de Blake Lemoine, un employé de Google mis en congé forcé parce qu’il déclarait la dernière IA de la compagnie consciente, est à cet égard très parlant. Blake Lemoine n’est pas fou. Ses dialogues avec celle-ci suggéraient fortement que l’IA de Google est consciente. Si l’on souhaite sauver les écrivains humanistes d’une telle ubérisation par des IA humanoïdes, et sauver la littérature à papa, il faudra sans doute, comme le suggère pour d’autres raisons l’ami Alexei Grinbaum, introduire et faire appliquer très rigoureusement une loi obligeant les textes écrits ou co-écrits par une IA à toujours se signaler explicitement comme tels.
Je voulais arrêter ce post de blog ici, mais je ne résiste pas à l’envie d’imaginer plus avant la forme que prendrait la poésie si le scénario d’un développement radical de l’IA se confirmait.
Une idée. On imaginer que les écrivains d’antan puissent atteindre une audience plus conséquente que celle permise par les maisons humanistes en travaillant pour l’équivalent futur des musées de la vie rurale qu’on visite en vacance. À côté de celui qui sculpte des sabots en bois, ou forge son couteau de table, un écrivain noircira des feuilles au coin du feu et fera lire modestement ses plus belles pages — tandis qu’une mère expliquera à son enfant pour qu’il réalise, « tu te rends compte, il a écrit tout ça sans machine ! ».
Une autre idée. Dans une nouvelle publiée en 2000 par la revue Nature, Ted Chiang imagine les «sciences humaines» du futur entièrement dédiées à l’interprétation (impossible) d’une science produite par des méta-humains, infiniment supérieurs à nous, dans un format infiniment plus riche et dense que nos langages (ou nos images) humains. On pourrait imaginer que, dans la mesure où contrairement à la science des méta-humains chiangiens, la poésie innovante, même générée par des IA et publiée par des maisons progressistes, est destinée aux humains, elle nous restera accessible. C’est oublier que l’obscurité excite nos attentes, nos efforts et parfois nos plaisirs herméneutiques — ce que Dan Sperber appelle l’effet Gourou et analyse très bien par le biais de la théorie de la pertinence. Nous avons toujours adoré des textes censément co-écrits (ou à tout le moins inspirés) par des dieux omniscients ! Je parie que la littérature IA produira des textes incompréhensibles et très prisés pour cela. J’espère que quelques humains doués en profiteront pour écrire des textes sibyllins, fussent-ils parfaitement plats bullshit ou insensés, les attribueront à des IA, et tireront parti de l’aura des machines supérieures pour bien les ubériser en retour. De bonne guerre.