De prime abord, le monde me paraît centré sur moi et sur le moment présent. De prime abord, ma vie et ce qui arrive présentement me paraissent aussi jouir d’une forme de privilège : je leur accorde naturellement une certaine importance et généralement plus d’importance qu’à ce qui arrive à des gens très éloignés, ou à une époque très distante. De prime abord, enfin, le monde m’apparaît chargé de qualités sensibles : la pomme verte que je déguste me semble intrinsèquement verte, intrinsèquement délicieuse.
Je suis cependant capable de m’élever au-dessus de ce point de vue subjectif pour considérer le monde plus objectivement. Du point de vue objectif — on parle parfois du point de vue de Sirius, de l’éternité, de l’univers ou même du point de vue de nulle part — le moment présent et moi-même n’avons rien qui nous distingue fondamentalement des autres personnes et des autres moments. A fortiori, nous ne jouissons d’aucun privilège et nous pouvons apparaître totalement dénués d’importance. Du point de vue objectif, de la même manière, les qualités sensibles peuvent sembler irréelles ou au mieux, simplement subjectives : la couleur et la valeur gustative de la pomme ne seraient jamais dans celle-ci, mais au mieux dans l’esprit de celui qui les contemple.
Très souvent en conflit, les points de vue subjectifs et objectifs ont donné lieu à des conceptions philosophiques apparemment antagonistes aussi bien en métaphysique, qu’en philosophie de l’esprit, en épistémologie ou en philosophie morale. Même si elle a rarement fait l’objet d’une étude approfondie (il n’existe pas plus de quatre monographies consacrées exclusivement, ou presque exclusivement à ce sujet : Nagel (1993) and Moore (2000), auxquelles on peut à la limite ajouter McGinn (1983) and Williams (2011)), l’opposition entre les deux points de vue traverse ainsi presque tous les champs de la philosophie contemporaine, qu’elle soit analytique ou continentale.
Lorsque les points de vue subjectifs et objectifs sont incompatibles quel parti doit-on choisir? On pourrait sans plus de procès répondre « le point de vue objectif », et on serait en effet en bonne compagnie. C’est vraisemblablement le choix de la science moderne et des principales éthiques défendues actuellement, qu’elles soient utilitaristes (cf. Sidgwick (1907) et Lazari-Radek and Singer (2014)) ou kantiennes (cf. cependant Moore (2000) pour quelques nuances). C’est même le choix de la théologie catholique! Le Comminotorum de Vincent de Lerins rappelle ainsi qu’« Il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous », c’est-à-dire ce qui ne dépend pas d’un point de vue subjectif particulier.
Comme nous l’avons vu avec l’exemple des qualités sensibles, favoriser le point de vue objectif risque cependant de nous éloigner considérablement du sens commun et de nous obliger à nier l’existence de choses en lesquelles nous semblons croire fermement. Certains philosophes ont aussi défendu l’idée qu’en minimisant l’importance ou la réalité de tout ce qui compte pour nous, le point de vue objectif menaçait de nous « déshumaniser » (Nagel 1993; Williams 2011, 2000). Plus fondamentalement, on peut se demander s’il existe des raisons principielles de préférer le point de vue objectif au point de vue subjectif sur une question donnée et si leur conflit apparent ne peut pas, dans certains cas au moins, être « dépassé ».
Après une de brèves remarques historiques (section 1), nous chercherons à définir la notion de points de vue subjectifs et objectifs (section 2), puis à déterminer leurs valeurs respectives (sections 3 et 4) et les problèmes résultant de leur conflit lorsque celui-ci ne peut pas être dépassé (section 5). Nous nous demanderons enfin si l’idéal d’une conception absolument objective et exhaustive du monde, ou simplement celui d’une conception (non exhaustive) absolument objective, peuvent être atteints (sections 6–7).
1 Remarques historiques
2 Définitions
2.1 Objectivité comme recul critique ou comme réalité
2.2 Objectivité comme acontextualité
2.3 Exemples
2.3.1 Exemple 1 : L’introspection
2.3.2 Exemple 2 : Qualités premières et qualités secondes
2.3.3 Exemple 3 : Concepts indexicaux et démonstratifs
2.3.4 Exemple 4 : Concepts éthiques épais
2.4 Perspective
2.5 La structure des perspectives
2.6 Remarques sur ces définitions
2.7 Les dangers de la métaphore optique
2.8 Quelques concepts proches
2.8.1 Objectivité critique, objectivité ontologique
2.8.2 La « conception absolue » et les « conceptions particulières » de Williams
2.8.3 Les perspectives « internes » et « externes » de Stalnaker
3 La valeur de l’objectivité
3.1 Résolution des conflits de pairs et ascension objective
3.1.1 L’exemple des désaccords de goût
3.1.2 Le cas général des conflits de pairs
3.1.3 Le cas général de l’ascension objective
3.2 Publicité
3.3 Caractère inclusif et unificateur
4 La valeur de la subjectivité
4.1 Une valeur pratique
4.2 Une valeur théorique
4.2.1 Le rejet de l’égalitarisme perspectif
4.2.2 L’option relativiste
4.2.3 Les variétés du relativisme : perspectivisme et fragmentalisme
4.2.4 L’argument de l’accointance essentielle
5 Le conflit des points de vue subjectifs et objectifs
6 Une conception absolument objective et exhaustive est-elle possible?
6.1 L’argument transcendantal de Williams
6.2 L’argument transcendantal de Williams-Moore
7 Une conception absolument objective est-elle possible?
7.1 L’argument simple
7.2 L’argument des conflits de pairs
7.3 L’argument des valeurs
7.4 L’argument direct
References
Si l’on en croit Williams (1978), nous ne pourrions pas comprendre l’idée de réalité en soi, de la réalité telle qu’elle est indépendamment de notre regard sur elle (« reality as it is there anyway »), autrement que comme celle de ce qui nous apparaîtrait d’un point de vue absolument objectif. Pour défendre le bien fondé de cette idée de réalité en soi, et, a fortiori, pour défendre la possibilité de connaître la réalité en soi, il faudrait donc montrer que nous pouvons au moins en principe accéder à point de vue absolument objectif (nous y reviendrons amplement en § 6.1).
Williams considère par ailleurs que Descartes a tenté, dans ses Méditations métaphysiques, de montrer que l’on peut, en partant du simple point de vue subjectif, atteindre un point de vue absolument objectif, semblable à celui de Dieu. L’échec de la démonstration cartésienne, qui repose sur des « preuves » de l’existence et la bienveillance divine, aurait selon Williams de profondes implications. Cet échec suggérerait qu’il est nous impossible d’accéder au point de vue absolument objectif en partant de nos points de vue subjectifs, et ainsi qu’il nous faut renoncer à l’idée même de réalité en soi, cédant à une forme d’idéalisme. Cet échec suggérerait, à plus forte raison, qu’il nous faut renoncer à la croyance qu’une telle réalité puisse être connue.
Même si ces thèses de Williams sont discutables (nous verrons que de nombreux auteurs contemporains considèrent que l’idée de réalité en soi n’a pas à être défendue ou légitimée et que la réalité en soi n’a pas de lien privilégié avec l’objectivité), elles permettent d’isoler, très sommairement, quelques jalons historiques importants des discussions du point de vue subjectif à l’époque moderne.
Scepticisme et idéalisme subjectif (berkeleyien) peuvent par exemple être considérés comme des réactions à l’échec de la démonstration cartésienne, qui prennent acte de l’impossibilité d’accéder à un point de vue absolument objectif et de ses conséquences épistémologiques et ontologiques. De son côté, l’idéalisme transcendantal peut être compris comme une tentative de concilier à la fois (i) l’intuition réaliste selon laquelle on peut atteindre le point de vue absolu, se référer à et connaître la réalité en soi (ii) et l’intuition idéaliste, « post-cartésienne », selon laquelle on ne peut pas dépasser le point de vue humain, et par conséquent, pas se référer à ni connaître la réalité en soi. Pour Kant et ses épigones, l’intuition réaliste (i) serait correcte d’un point de vue empirique ou « immanent » tandis que l’intuition idéaliste (ii) ne le serait d’un point de vue transcendantal (Moore 2000, VII). Les tensions internes à l’idéalisme transcendantal (il faut pour le comprendre se référer à la réalité en soi à laquelle on ne peut pas, nous dit-on, se référer) expliqueraient quant à elles les tentatives de l’idéalisme absolu d’un Hegel ou d’un Schelling de concilier (i) et (ii) en dépassant l’opposition entre points de vue subjectifs et objectifs.
En contraste avec l’idéalisme absolu, qui entend accorder points de vue subjectifs et objectifs et nous assure que le monde entier peut être représenté du point de vue objectif, Schopenhauer, Nietzsche et Kierkegaard ont tous affirmé l’existence et l’importance décisive de certains faits accessibles exclusivement du point de vue subjectif (Schopenhauer (2003), Nietzsche (2011), and Kierkegaard (1977, 1973), sur Schopenhauer, Nietzsche et le point de vue subjectif, cf. Henry (1985)). Selon Schopenhauer, la Volonté (qui réunit les aspects phénoménaux, affectifs et motivationnels de notre vie mentale) serait à jamais fermée au point de vue objectif de nos « représentations ». Kierkegaard n’a cessé de réaffirmer, de son côté, l’existence de vérités existentielles et religieuses incompréhensibles du point de vue objectif.
Aussi bien avec la phénoménologie naissante (Husserl 1965) qu’avec la jeune philosophie analytique (Russell 1968; Rudolf Carnap 2002), le début du 20e siècle a connu un renouveau de l’idée cartésienne que l’on peut fonder une conception objective du monde sur une conception subjective, en première personne. Confronté à des objections majeures, comme celles de W. V. O. Quine (1951, 40), le projet cartésien a été massivement rejeté, chez les philosophes analytiques, en faveur d’un projet inverse, anti-cartésien, visant à fonder la conception subjective dans la conception objective — conception assimilée le plus souvent à la conception physicaliste du monde. Les problèmes rencontrés par ce projet inverse, notamment dans son explication de certaines croyances égocentriques ou « nuncocentriques » (A. N. Prior 1959; Castañeda 1994), de l’intentionnalité (W. V. Quine 1960) ou de la conscience (Nagel 1974a), ont à leur tour suggéré que les deux perspectives, subjectives et objectives, étaient incompatibles et a fortiori irréductibles l’une à l’autre (cf. l’excellente synthèse de Pagin (2013) dont je m’inspire ici).
Même si les projets cartésiens et anti-cartésiens n’ont jamais été abandonnés, et mobilisent encore une majorité des philosophes qui s’intéressent à ces questions, un certain nombre ont admis le caractère irréconciliable des deux perspectives et travaillé à expliciter ses conséquences (Williams 1978; Nagel 1993; Putnam 1981; Goodman 1978).
La situation contemporaine est d’ailleurs bien résumée par l’un des principaux tenants du projet anti-cartésien dans un ouvrage récent :
La bête cartésienne est une hydre qui ne se laisse pas tuer. Wittgenstein, Ryle, Quine, Sellars, Davidson sans mentionner Heidegger) ont peut-être coupé quelques têtes, mais elles ne cessent de repousser. Descartes n’est plus le croquemitaine qu’il était (Stalnaker 2008, 1).
L’internaliste cartésien part du contenu de son esprit — de ce qu’il y trouve par l’introspection et la réflexion. Ceci ne pose pas de problème; il s’agit de choses et de faits qu’il connaît directement. Le problème de l’internaliste consiste à passer de cela à une conception du monde extérieur et à comprendre comment l’on peut savoir que le monde extérieur répond aux conceptions que l’on forme de lui. Par contraste, l’externaliste [anti-cartésien] propose, que l’on commence avec le monde dans lequel on se trouve, et avec ce que le sens commun ou nos meilleures théories scientifiques nous disent de celui-ci. Parmi les choses que nous y trouvons figurent des êtres humains — nous-mêmes — qui sont des choses qui (semble-t-il) peuvent connaître le monde, en faire l’expérience et avoir un point de vue sur lui. Notre problème est d’expliquer comment notre conception objective du monde peut-être une conception d’un monde contenant des choses comme nous, capables de penser de faire l’expérience du monde de manière dont nous le faisons (2-3).
L’opposition entre des philosophes qui privilégient ou simplement prennent au sérieux le point de vue subjectif et ceux qui privilégient le point de vue objectif façonne encore, en effet, un très grand nombre de débats contemporains. La liste suivante ne prétend pas être exhaustive.
On pourrait encore ajouter à cette liste, très rapidement, des débats concernant notre mortalité (Nagel 1986; Nichols 2007), la justification de l’utilitarisme (cf. Sidgwick (1907, 322) ainsi que Williams (1982) and Hare (2009), certains qui opposent les internalistes et les externalistes quant à la raison pratique (Kahane 2010), etc.
La distinction entre perspective ou point de vue subjectif et objectif est proche des distinctions suivantes, auxquelles elle est parfois assimilée :
Malheureusement, peu de philosophes ont cherché définir de manière précise et rigoureuse l’opposition des points de vue subjectifs et objectifs et ses relations aux distinctions connexes énumérées ci-dessus. Certains en ont profité pour avancer que cette opposition est confuse, et ils l’ont accusé de reposer sur des métaphores trompeuses (Landau (2011), cf. aussi la discussion de Seachris (2013)). Dans cette section, je tâche de montrer que toutes ces notions peuvent pourtant être précisément définies. Comme il n’existe pas encore de définition unanime des perspectives subjectives et objectives dans la littérature, et comme cette question définitionnelle a été relativement peu abordée, les distinctions et la terminologie introduites dans cette section ne doivent pas être considérées comme canoniques.
Dans l’introduction de son ouvrage fondateur Le point de vue de nulle part, Nagel (1993) introduit trois caractéristiques importantes distinguant points de vue subjectifs et objectifs. Les deux premières sont présentées dans ce passage :
L’objectivité est une méthode de compréhension. Ce sont les croyances et les attitudes qui sont objectives au sens premier. Et c’est uniquement par dérivation que nous appelons objectives les vérités que l’on peut atteindre par cette méthode. Afin d’acquérir une compréhension plus objective de certains aspects de la vie ou du monde, nous nous écartons de notre vision du monde initiale et formons une nouvelle conception qui a pour objets cette vision et sa relation avec le monde. En d’autres termes, nous nous plaçons dans le monde qui doit être compris. Nous en venons alors à considérer l’ancienne conception comme une apparence, plus subjective que la nouvelle, et qu’il est possible de modifier ou de corriger en se référant à cette dernière. Le processus peut être répété, produisant une conception encore plus objective… (p.8)
Nagel rapproche ici la distinction entre subjectivité et objectivité de celle entre apparence et réalité d’une part et de ce qu’on peut appeler le « recul critique » d’autre part :
Un peu plus loin cependant, Nagel montre clairement qu’il ne considère pas que l’objectivité permet toujours de dépasser les apparences et d’approcher la réalité :
Cela [la recherche de plus et plus d’objectivité pour approcher la réalité en soi] ne donnera pas toujours de résultat; et, parfois, on pensera qu’un résultat a été obtenu alors qu’en réalité ce n’est pas le cas : alors, comme Nietzsche nous en avait averti, on arrivera à une fausse objectivation d’un aspect de la réalité qui n’est pas mieux comprise lorsqu’on se place d’un point de vue plus objectif. Bien qu’il existe un lien entre l’objectivité et la réalité — ce n’est que la supposition que nos apparences et nous-mêmes appartenons à une réalité plus vaste qui rend raisonnable la recherche d’une compréhension en s’écartant ainsi des apparences – toute réalité ne se comprendra pas d’autant mieux qu’on la regardera de manière plus objective. L’apparence et la perspective sont des parties essentielles de ce qui est, et sous certains aspects, on les comprend mieux si l’on adopte un point de vue moins détaché. Le réalisme sous-tend les revendications d’objectivité, mais il ne les soutient que jusqu’à un certain point.
En dépit de ce que suggère Nagel, il n’est par ailleurs pas évident que la recherche d’objectivité implique toujours un recul critique ni qu’il soit impossible de réfléchir à son propre point de vue sans adopter un point de vue plus objectif. Si elles peuvent prétendre être des caractéristiques typiques de l’objectivité, ni Objectivité et recul critique, ni Objectivité et réalité ne sauraient donc prétendre définir celle-ci.
Immédiatement après le passage cité plus haut, Nagel présente une autre propriété caractéristique de l’objectivité :
Un point de vue ou une forme de pensée est d’autant plus objectif qu’il ne repose plus sur les spécificités de la constitution et de la place de l’individu dans le monde ou sur les caractéristiques du type particulier de créature qu’il est. Plus le domaine de types subjectifs auxquels on peut accéder par une forme de compréhension est large, moins il dépend de capacités subjectives spécifiques, plus il est objectif. Un point de vue objectif par comparaison avec la vision personnelle d’un individu, pourra être subjectif si on le compare à un point de vue théorique plus éloigné encore. Le point de vue de la moralité est plus objectif que celui de la vie privée, mais moins objectif que le point de vue de la physique. On pourrait envisager la réalité comme un ensemble de sphères concentriques qui se révèlent progressivement à mesure que nous nous détachons des contingences du moi. (p.9, cf. les remarques similaires de Williams (2011, 155)).
Appelons contexte le n-uplet des paramètres dont peuvent dépendre nos attitudes propositionnelles, leur justification ainsi que nos représentations (par représentation j’entends un état mental qui peut être correct ou incorrect; les constituants de nos représentations sont ce qu’on appelle des concepts). Le contexte comprendra typiquement un sujet, d’un lieu, un temps, un caractère, des goûts et des valeurs, l’appartenance à groupe social, etc. Nagel suggère ici la caractéristique suivante de l’objectivité :
Contrairement aux deux autres, cette caractéristique semble essentielle à l’objectivité. Elle peut nous aider à définir cette dernière. Pour cela il suffit de se rappeler que comme le fait remarquer Nagel, l’objectivité est d’abord un trait des attitudes vis-à-vis des vérités ou des façons de les comprendre et les établir.
Définition : Objectivité d’une attitude
Cette définition peut s’appliquer aux croyances, aux croyances justifiées, aux observations ou aux connaissances, et il semble correct de l’attribuer, mutatis mutandis, à Nagel. Les représentations (ou les concepts) et les éléments de preuve (evidence) sont également dits subjectifs ou objectifs. On peut adapter la définition précédente pour rendre compte de cet usage :
Définition : Objectivité d’une représentation
Définition : Objectivité d’un élément preuve
Même si elles vont dans le bon sens, ces définitions risquent d’être vides tant que la notion de contextualité n’est pas mieux spécifiée. Une première manière de procéder consisterait à dire que X est moins contextuel qu’Y si tous les contextes où l’on a Y (ou, plus précisément, dont le sujet a Y) sont également des contextes où l’on a X. Cette définition échouera cependant à rendre compte de certaines de nos intuitions fondamentales concernant les points de vue subjectifs et objectifs. Considérez par exemple l’intuition suivante :
Intuition : Objectivité de la logique et des mathématiques
Pour peu que certains paramètres des contextes puissent impliquer, ou même spécifier, que le sujet souffre d’une forme sévère d’irrationalité ou de graves lacunes conceptuelles, il y aura toujours des contextes dont le sujet peut former un jugement de goût comme « les épinards sont bons » sans pouvoir, faute des concepts adéquats ou des capacités rationnelles idoines, former de jugement ‘2+2=4’. L’intuition de la plus grande objectivité des mathématiques et de la logique sera donc invalidée.
Il est difficile de résoudre ce problème sans s’engager quelque peu sur la nature de l’objectivité. Il faut, quoi qu’il en soit, faire abstraction d’un certain nombre de paramètres dont la variation n’empêchera pas de rendre un jugement, une représentation ou un élément de preuve plus objectif qu’un autre. On pourrait, pour cela, ne considérer que des sujets idéalement rationnels, et de dire que X est moins contextuel que Y si dans tout contexte dont le sujet est idéalement rationnel et où nous avons Y, nous avons aussi X. Cette définition, cependant, suppose la possibilité de sujets idéalement rationnels, et suggère que des attitudes et des représentations absolument objectives sont également possibles (ce sont celles qu’un sujet idéalement rationnel possèderait en vertu de sa rationalité). Nous verrons que beaucoup de philosophes rejettent pourtant ces possibilités.
Il y a une manière plus neutre de procéder. Afin de rendre justice à l’intuition de l’objectivité de la logique et des mathématiques, nous devons simplement distinguer, au sein des contextes dont dépendent nos attitudes, nos représentations et les éléments de preuve qui nous sont accessibles, certains paramètres « épistémiques », qui ne doivent pas êtres pris en compte, et certains paramètres « de position » qui doivent, eux, être pris en compte.
La variation des paramètres de position doit expliquer comment deux sujets dont les capacités épistémiques ne sont pas meilleures chez l’un que chez l’autre — appelons les des pairs — peuvent malgré tout différer dans leurs attitudes, leurs représentations, ou accéder à des éléments preuve distincts. Elle doit ainsi expliquer, par exemple, pourquoi deux personnes également « intelligentes » sont susceptibles de se disputer sur des questions de valeur ou de goût, mais pas, normalement, sur des questions mathématiques.
Il n’existe pas, à ma connaissance, dans la littérature, de manière canonique d’effectuer cette séparation entre des paramètres épistémiques et les paramètres de position. De prime abord, la dichotomie suivante semble être, cependant, une bonne approximation. Parmi les paramètres épistémiques, on trouve :
Les paramètres de position incluent quant à eux (cette liste prétend être exhaustive, mais pas éviter les redondances) :
On appellera capacité épistémique d’un contexte donné (ou, de manière plus figurée, du sujet de ce contexte) la liste de ses paramètres épistémiques, et Position (avec un P majuscule, pour éviter les ambiguïtés) la liste de ses paramètres de position. Rappelons-le, deux pairs sont des sujets dont aucun n’a des capacités épistémiques supérieures à celles de l’autre.
On dira ensuite que X est moins contextuel que Y ssi on a l’une des conditions équivalentes suivantes :
Si cette caractérisation de la contextualité est adoptée, les représentations et les attitudes subjectives seront, très simplement, celles qui ne dépendent pas seulement des capacités épistémiques du sujet, mais aussi de la Position qu’il occupe. De la même manière, un élément de preuve sera subjectif si son sujet doit se trouver dans la bonne Position, et pas seulement avoir les capacités épistémiques appropriées, pour y accéder.
L’introspection ou « connaissance phénoménale » est la manière dont chacun connaît typiquement ses propres expériences, « de l’intérieur. » Il semble impossible à un autre sujet que moi, aussi rationnel, aussi épistémiquement vertueux fût-il, de connaître mes expériences de cette manière (cf. cependant les conceptions hétérodoxes de l’introspection de Ryle (1984) ou de Nichols and Stich (2003), selon lesquelles autrui et moi accédons bien, en réalité, à mes expériences de la même manière). La connaissance introspective ou phénoménale est donc subjective. On parle parfois d’un accès privilégié à l’expérience (privileged access) ou du caractère essentiellement privé de l’introspection.
Selon de nombreux philosophes, cette subjectivité de la connaissance phénoménale est liée à la subjectivité de la compréhension introspective : les concepts phénoménaux par lesquels j’accède introspectivement à mes expériences ne pourraient être maîtrisés par aucun autre sujet. Ils seraient essentiellement privés. On peut cependant envisager une théorie alternative, selon laquelle le caractère subjectif ou privé de la connaissance introspective ne vient pas de celui de concepts phénoménaux, mais plutôt de celui des expériences elles-mêmes. Même si nos concepts phénoménaux étaient objectifs, et pouvaient être partagés par autrui, ils ne pourraient alors capturer les expériences d’autrui. Dans ces conditions il faudrait dire que la subjectivité de l’introspection s’explique par la subjectivité des données ou éléments probants introspectifs plutôt que par celle de la compréhension introspective (cf. Introspection).
Héritée des anciens atomistes et élaborée à l’âge classique par Galilée, Descartes, Locke et bien d’autres, la distinction classique entre qualités premières et qualités secondes est censée séparer :
Il est fort plausible qu’une créature privée de vue, d’odorat, ou de goût ne pourrait pas parfaitement comprendre nos représentations visuelles, olfactives ou gustatives (nous reviendrons sur cette intuition). Pourvu qu’elle ait les capacités épistémiques appropriées, une telle créature pourrait cependant comprendre ce que sont les formes et la taille. Ces dernières qualités, même si elles peuvent être appréhendées de manière visuelle ou tactile, possèdent en effet des descriptions purement algébriques qui semblent ne renvoyer à aucun apparatus sensoriel particulier.
Cela suggère que notre compréhension des qualités premières est plus objective que celle des qualités secondes. Cette conclusion ne devrait pas nous étonner : l’idée que la nature de certaines qualités dépend de leur observateur et de ses particularités sensorielles (et ainsi de sa Position) peut contribuer à expliquer de manière élégante que notre compréhension de ces qualités dépende de notre Position et soit en ce sens subjective. Réciproquement, c’est sans doute parce notre compréhension des qualités secondes est subjective que nous les considérons spontanément comme des qualités qui dépendent de l’observateur.
On pourrait montrer de manière analogue que notre connaissance des qualités secondes, et nos éléments de preuve les concernant semblent subjectifs.
Les représentations exprimées par « A.B. mange une pomme » ou « les lions sont des animaux » sont publiques : elles peuvent être pensées, semble-t-il, par tout adulte bien portant. A contrario, la représentation que j’exprime par « je mange une pomme » semble privée. Certes, la représentation ‘je’ réfère à AB, mais dans la mesure où je pourrais (par exemple si je suis amnésique) ignorer qu’A.B. mange une pomme tout en sachant pertinemment que je mange une pomme, il semble que ces représentations doivent être distinguées (j’utilise des guillemets simples pour désigner représentations). Des considérations de ce type suggèrent que ‘je’ et les représentations qui la contiennent sont essentiellement privées, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être pensées que par leur sujet. Cette thèse, qui implique que ‘je’ est plus subjective que ‘A.B.’, peut être attribuée à Frege (mais cf. les réserves de May (2006, 503)) :
Chacun est donné à soi-même d’une manière particulière et originelle, comme il n’est donné à personne d’autre. Si le Dr Lauben pense qu’il a été blessé, il s’appuiera vraisemblablement sur la manière originelle dont il est donné à lui-même. Et seul le Dr Lauben peut saisir la pensée ainsi déterminée (Frege 1994, 180).
Elle est très répandue dans la littérature contemporaine (Evans (1985), Kim (2004, 148-9), Chalmers (2011), Billon and Guillot (2014); cf. cependant les discussions de Bermúdez (2005), Morgan (2009, 76-85) et François Recanati (2012, VIII)). Cette thèse, notons-le, peut être acceptée même par des philosophes, comme les néo-russelliens Perry (1977) and Kaplan (1989), qui nient que le caractère privé du contenu de la représentation ‘je’, pour peu qu’ils admettent que le type d’une représentation n’est pas exclusivement déterminé par son contenu.
Enfin, si comme il le semble nous possédons des représentations démonstratives fondées sur la perception, comme ‘cette couleur’ ou ‘cette chaise’ il est plausible que ces représentations seront solidaires de la région spatiotemporelle où elles ont été formées ou à tout le moins de leur voisinage immédiat (McDowell 1994) et qu’elles seront plus subjectives que l’équivalent mental des noms propres désignant les mêmes objets.
De même que ‘je’ semble essentiellement privée, et ainsi plus subjective que ‘A.B.’, il semble que ‘maintenant’ est essentiellement présente et ainsi plus subjective que ‘11h23 le 21/01/2017’ (il est 11h22 et nous sommes le 21/01/2017), ou ‘actuellement’ essentiellement actuelle, et plus subjective qu’une description ou un nom propre désignant notre monde. Si tout cela est correct, et sauf mention explicite, nous supposerons dorénavant que c’est en effet le cas, la représentation que j’ai de moi tel que je suis actuellement et maintenant est essentiellement subjective, actuelle et présente, et donc éminemment subjective.
Les concepts éthiques épais sont des concepts qui comme ‘chaste’, ’blasphématoire’, ‘impudique’, ‘égoïste’ ou ‘chevaleresque’, comportent une dimension évaluative et une dimension descriptive (contrairement aux concepts éthiques fins comme ‘bon’ ou ‘juste’ qui ne comportent qu’une dimension évaluative , ils sont « descriptivement épais »). Un certain nombre de ces concepts sont liés de manière si étroite à un contexte historique ou socioculturel spécifique qu’il est difficile de les utiliser en dehors de ces contextes. Si vous appartenez à une société complètement athée, vous n’utiliserez vraisemblablement pas de manière littérale, au premier degré, le concept de blasphème (vous pourrez, bien entendu, mentionner ce concept ou plus généralement vous y référer, mais ce n’est pas la même chose que de l’utiliser). McDowell (1981) a défendu l’idée qu’un observateur extérieur, pour peu qu’il soit incapable de sympathie pour le contexte et les orientations éthiques associés à un concept éthique épais, serait incapable d’anticiper l’usage de ce concept et d’en déterminer l’extension. Williams (2011) a plus directement affirmé que certains concepts épais « locaux » ne pouvaient être maîtrisés en dehors de leur contexte d’usage ordinaire. Si tel est le cas, ce sont des concepts subjectifs, et notre compréhension de l’éthique et des valeurs est parfois subjective. Selon la thèse célèbre de Williams, en nous faisant gagner en objectivité, la réflexion sur nos jugements éthiques mobilisant des concepts épais subjectifs nous oblige à rejeter l’usage de ces concepts au profit de concepts éthiques fins, comme ‘bien’ et ‘mal’. En nous hissant hors du contexte étroit d’usage des concepts épais en question, elle rend leur déploiement impossible. C’est ainsi, nous dit Williams, que paradoxalement, en éthique (sinon en science) « la réflexion détruit la connaissance ».
Les développements de Williams portent sur les concepts éthiques épais. Plus polémique est la thèse selon laquelle tous les concepts éthiques, fussent-ils épais ou fins, sont subjectifs. Cette thèse a été défendue et mobilisée pour attaquer le réalisme moral par Mackie (1977) (cf. Réalisme moral et Métaéthique)
Appelons
Le point de vue ou la perspective étant ce qui explique l’objectivité et la subjectivité d’une attitude, d’une représentation ou encore d’un élément de preuve, on peut définir la perspectivereprésentationnelle d’un sujet S sur O comme l’ensemble des Positions dont le sujet pourrait partager la compréhension de O par S, pour peu qu’il ait les capacités épistémiques adéquates (la Position, rappelons-le, regroupe les paramètres non épistémiques dont dépendent les attitudes, les représentations ou éléments de preuve d’un sujet). On peut définir de manière analogue ses perspectives attitudinales, gnoséologiques et évidentielles.
Par exemple, la perspective représentationnelle dont je jouis sur moi-même, maintenant actuellement et en tant que tel (pas en tant que AB à 11h28… dans le monde w) est constituée par la Position dont je (AB) suis le sujet, dont le temps est maintenant (11h28…) et dont le monde est le monde actuel (w). Il ne peut exister deux telles Positions, car un sujet dans un monde donné et à un moment donné ne peut avoir différents ensembles d’appartenances sociales, différents ensembles de valeurs, etc. Il en va de même pour la perspective représentationnelle introspective que j’ai sur mes expériences présentes. On peut appeler cette perspective, réduite à une seule Position, la perspective en première personne au présent de l’indicatif du sujet (AB à 11h28 dans le monde w), ou, pour écourter, sa perspective en première personne*.
Il est par ailleurs naturel de dire qu’une perspective représentationnelle (res. attitudinale, etc.) P sur O, est plus objective qu’une autre perspective représentationnelle (res. attitudinale, etc.) Q, si Q est incluse dans P, c’est-à-dire si tout sujet se trouvant dans une Position de Q peut, modulo ses capacités épistémiques, partager la compréhension (res. l’attitude, etc.) d’un sujet dans une position de P.
.
Les relations « plus objectif » ou « plus subjectif », qu’elles s’appliquent aux perspectives, aux attitudes, aux éléments probants ou encore aux représentations sont des relations d’ordre.
Définition. Maxima, minima, plus grands et plus petits éléments. On appellera :
Qu’elle soit représentationnelle, gnoséologique ou évidentielle, la perspective en première personne* d’un sujet à un moment donné dans un monde donné étant constituée par un singleton (une seule Position) elle sera minimalement subjective. Comme il existe autant de telles perspectives que de sujets à un moment dans un monde, il y aura de nombreuses perspectives minimalement subjectives et pas de perspective la plus subjective. On peut dire la même chose des représentations, des connaissances ou des éléments de preuve associés.
Il est facile de voir que si une attitude, une représentation ou un élément probant est absolument objectif, alors il est le plus objectif. Même si elle est moins évidente, la réciproque est également fort vraisemblable.
Un exemple intéressant de connaissances et de représentations absolument objectives est celui des connaissances et représentations de fauteuil (armchair knowledge and representations). Supposons que la notion de sujet idéalement rationnel soit cohérente et qu’un sujet empirique donné pourrait être idéalement rationnel. Supposons aussi qu’il existe des connaissances et des représentations qu’un sujet idéalement rationnel devrait posséder en vertu même de sa rationalité. Ces représentations et ces connaissances sont dites dans ce cas « de fauteuil » (on pourrait aussi parler de représentations ou connaissances « de cabinet »). Elles sont, par définition, absolument objectives. Les connaissances et représentations de fauteuil sont parfois appelées « a priori », mais il s’agit, à mon sens, d’une confusion : si les connaissances de fauteuil sont toutes a priori, c’est-à-dire indépendantes de l’expérience, je ne vois aucune raison de supposer qu’une connaissance a priori ne puisse jamais impliquer des concepts subjectifs et ainsi ne pas être de fauteuil. Le cogito ‘je pense, j’existe’ semble par exemple être une représentation a priori, même si elle est en première personne*, et donc maximalement subjective (et, a fortiori, aucunement de fauteuil).
Les connaissances et représentations en première personne* d’un côté et de fauteuil de l’autre représentent deux extrêmes pour la relation « plus subjectif ».
Ces définitions impliquent que l’objectivité et la subjectivité sont susceptibles de degrés. En conséquence, soit l’opposition entre un point de vue subjectif et un point de vue objectif est une simplification, soit elle renvoie à un usage contextuel de ces termes, usage dont le sens est déterminé par un contraste entre deux perspectives en arrière-plan, « objectif » renvoyant à la perspective la plus objective des deux, « subjectif » à la plus subjective des deux.
Si ces définitions sont globalement fidèles à l’usage que Nagel fait des termes définis, elles capturent aussi grossièrement, comme on le verra, les concepts utilisés par la plupart des protagonistes du débat (certains préfèrent cependant à « subjectif » le qualificatif de « perspectif » (Moore 2000), « particulier » ou encore « local » (Williams 1978)).
Il est à noter, toutefois, que presque tous privilégient le sens représentationnel de la notion de perspective. Ils comparent avant tout la subjectivité et l’objectivité des représentations ou des concepts les constituant (plutôt que celle des attitudes ou des éléments probants) et semblent toujours définir les perspectives en relation aux dites représentations.
Ce sens représentationnel de la notion de perspective est relié aux autres. En supposant, comme on semble pouvoir le faire, qu’on ne peut connaître que ce qu’on représente, les perspectives épistémiques et évidentielles seront incluses dans les perspectives représentationnelles. La réciproque, qui permettrait d’identifier les trois sens de « perspective », ne sera vraie que si le caractère subjectif de nos représentations est seul responsable du caractère subjectif de nos connaissances et de nos éléments probants, ce qui plausible, mais pas tout à fait évident.
Dans la suite, je me focaliserai cependant sur le sens représentationnel et le sens attitudinal de l’opposition entre subjectif et objectif, et parlerai de « conception (subjective ou objective) » pour désigner indifféremment une attitude propositionnelle ou une représentation.
Dans « perspective subjective » et « point de vue objectif », les termes « perspective » et « point de vue » sont utilisés de manière métaphorique, mais cette métaphore, tirée de l’optique géométrique, possède des connotations malheureuses et doit être prise avec des pincettes.
L’optique géométrique permet de comprendre comment une forme donnée (disons un cercle) peut apparaître de différentes manières à des observateurs en différents points de l’espace (comme des ellipses d’excentricité variable). Mais il existe toujours, en optique géométrique, une représentation absolument objective de la forme étudiée (celle, par exemple, donnée par l’équation algébrique de l’ellipse dans un certain repère, ou par la « définition constructive » de l’ellipse, comme ensemble des points dont la somme des distances à deux points prédéfinis est égale à une constante donnée). Putnam (1992, V) remarque que cela pourrait suggérer à tort que l’idée même de perspective subjective présuppose l’existence de représentations absolument objectives. L’existence de telles représentations reste pourtant, nous le verrons, une question polémique.
La métaphore optique suggère également que la seule source de « perspectivalité » ou de subjectivité est spatiale. Or des paramètres non spatiaux contribuent également à la situation du sujet (son groupe social et ses valeurs, par exemple).
Enfin, la métaphore optique suggère aussi que plus une perspective est objective, plus elle est englobante (imaginez-vous faire un zoom arrière qui vous situe tour à tour dans votre jardin, sur la terre, dans le système solaire, la galaxie, etc.). Elle suggère, par la même occasion, que plus le point de vue que l’on adopte est objectif, plus l’importance d’un objet particulier diminue. Et que, de la même manière que j’occuperai une place infinitésimale dans une photo de la Terre, de la même manière, je compterais pour rien par rapport au reste dans une représentation suffisamment objective du monde (sans même parler d’une représentation absolument objective, du point de vue de l’univers) (Blackburn 2001, 79). Ces suggestions plausibles ont toutes été quelquefois dénoncées, et quelques philosophes y ont vu la source d’erreurs importantes concernant notre importance du point de vue du point de l’univers (Kahane (2013), Landau (2011, 731), cf. aussi Moore (2000, 66)).
Si elles ne définissent pas l’opposition entre points de vue objectifs et subjectifs étudiée ici, les deux premières caractéristiques typiques de l’objectivité (objectivité et recul critique, Objectivité et réalité) isolées par Nagel correspondent bien à un certain usage du terme.
Une attitude est objective au sens critique si elle n’est pas une attitude naïve, mais résulte d’une réflexion critique. Même si Nagel et Williams semblent parfois identifier l’objectivité à l’objectivité critique, et si celles-ci semblent aller presque toujours de pair, il paraît concevable qu’une réflexion critique sur une conception ne soit pas plus objective que celle-ci.
Une chose est objective au sens ontologique si elle ne dépend pas du sujet qui la considère. Par extension, on peut dire qu’une attitude est objective au sens ontologique si elle révèle à son sujet les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes plutôt que telles qu’elles nous apparaissent, la réalité plutôt que les apparences. Il est courant de considérer que plus une attitude est objective, plus elle est ontologiquement objective. Autrement dit, que plus un point de vue est objectif, plus il nous révèle la réalité telle qu’elle est en elle-même. Cette thèse, qui explique que l’on tienne couramment les qualités premières pour réelles et les qualités secondes comme simplement apparentes, a cependant été contestée — nous l’avons vu et nous y reviendrons en 4.2 — notamment en ce qui concerne la réalité des apparences elles-mêmes (Nagel 1993, II).
La notion de conception absolue est introduite pour la première fois par Williams dans sa monographie sur Descartes. Selon Williams, la connaissance prétend toujours être une connaissance de la réalité telle qu’elle est indépendamment de nous (« knowledge is of what is there anyway », p.59), ce que nous avons appelé la réalité en soi. Williams appelle ainsi d’abord conception absolue de la réalité une conception de la réalité en soi, une conception donc, ontologiquement objective.
Mais à cette idée d’une représentation des choses telles qu’elles sont indépendamment de nos pensées et de nos expériences, Williams ajoute aussitôt trois idées, qui selon lui sont impliquées par celle-ci. La première est que la conception absolue (en la supposant exhaustive) doit permettre d’expliquer pourquoi les représentations de deux sujets particuliers sur le même objet peuvent diverger quand bien même elles seraient toutes deux des connaissances. Cela doit permettre, in fine, de résoudre certains désaccords récalcitrants :
Supposons que A et B prétendent chacun avoir une certaine connaissance du monde. (…) Les représentations de A et B liées à leur supposées connaissances peuvent bien différer. Si ce qu’ils possèdent tous deux est bien de la connaissance, alors il semble en découler qu’il doit exister une manière cohérente de comprendre pourquoi ces représentations diffèrent et comment elles sont liées l’une à l’autre (ma traduction de Williams (1978, 49)).La conception absolue doit expliquer, ou au moins rendre possible d’expliquer, comment les représentations du monde les plus locales peuvent exister — c’est elle qui doit nous permettre de les relier entre elles et avec le monde tel qu’il est indépendamment de nous. Par exemple, elle doit nous permettre pourquoi certaines choses peuvent nous sembler vertes à nous, mais pas à d’autres. De plus, cette conception du monde doit rendre possible comment elle existe elle-même (ma traduction de Williams (1978, 230)). |
Par ailleurs, selon Williams, la seule manière de défendre, contre d’éventuels critiques, l’idée de conception absolue et celle, corrélative, de réalité en soi, consiste à invoquer ce que nous avons appelé une perspective absolument objective et que William caractérise comme le « point de vue absolu » (the absolute standpoint). La conception absolue est en effet la conception qu’un sujet aurait depuis un point de vue absolument objectif.
Mais si nous devons tenter de fonder la conception absolue de la réalité que la connaissance semble appeler, alors le projet de saper toute source d’erreur possible prend une importance nouvelle. Il ne s’agit plus seulement de dépasser certaines limitations de l’enquête [Williams fait référence à l’enquête du sujet méditant cartésien cherchant à connaître le monde] et ainsi certaines erreurs occasionnelles, telles qu’on peut les comprendre dans le cadre de notre approche (outlook), mais de dépasser tout biais, distorsion ou partialité systématique de notre approche considérée dans son intégralité, de notre représentation du monde : les dépasser, c’est-à-dire, au sens d’accéder à un point de vue (le point de vue absolu) d’où notre représentation puisse être comprise en relation avec la réalité et avec d’autres représentations concevables (ma traduction de Williams (1978, 51)).
Enfin, les sciences naturelles, dans la mesure où elles visent à représenter le monde indépendamment de nos particularités locales, d’une manière absolument objective, doivent, selon Williams, converger vers cette conception absolue du monde.
La représentation scientifique du monde matériel peut être le point de convergence d’enquêteur peirciens précisément parce qu’il n’y a pas un seul de ses concepts qui reflète simplement un intérêt local, un goût ou une particularité sensorielle (ma traduction de Williams (1978, 229), cf. aussi p.232).
Pour lui, les sciences naturelles se distinguent en cela des humanités et de l’éthique, qui ne devraient pas chercher à adopter un point de vue absolument objectif, ni même maximalement objectif (Williams 2011, 136-40).
En résumé, la conception absolue de Williams est (1) une représentation de la réalité « en soi », (2) que l’on peut former en adoptant un point de vue absolument objectif (3) dont on peut défendre l’existence en invoquant un point de vue absolument objectif (4) qui permet d’expliquer et de dissoudre certains désaccords locaux (5) et vers laquelle les sciences naturelles convergent.
Il est important de remarquer que l’objectivité n’est qu’un élément de la définition de Williams (2). De nombreux philosophes ont contesté le lien entre cet élément et les autres, niant que la conception absolue telle que Williams la présente soit véritablement cohérente. Notoirement, Putnam (1992) a défendu l’idée qu’en adoptant certaines prémisses défendues par Williams lui-même, on pouvait montrer l’incompatibilité de (1) avec (2) et (5).
Williams se fait par ailleurs une idée éliminativiste de la conception absolue. Selon lui, adopter une représentation absolument objective, du point de vue de nulle part, implique d’éliminer les états mentaux et l’intentionnalité (il invoque ici des considérations quiniennes), mais aussi les qualités secondes. Nagel et Putnam ont tous deux contesté les conclusions éliminativistes de Williams. Nagel (1986, II) a nié qu’une perspective maximalement objective doive éliminer les prédicats mentaux. En s’appuyant sur l’idée que l’on peut avoir une connaissance objective des états mentaux d’autrui, il a en effet cherché à dépasser la conception williamsienne de l’objectivité, qu’il qualifie de conception physique de l’objectivité; il a introduit une conception mentale, plus inclusive, de l’objectivité propre à entériner la réalité de nos pensées. Putnam (1992) a quant à lui a nié que la conception absolue doive éliminer les qualités secondes.
Par « perspective interne », Stalnaker (2008) entend une perspective subjective : la perspective en première personne. Il refuse explicitement, cependant, d’identifier la perspective externe avec la perspective absolument objective. Tel que je le comprends, il assimile la perspective externe au point de vue que tout un chacun porte naturellement sur les objets externes ou les états mentaux et les connaissances d’autrui. Il s’agit d’un point de vue sans doute plus objectif que le point de vue en première personne, mais qui n’est pas absolument objectif ou même maximalement objectif pour autant (18-23).
Peu de gens douteraient qu’il faille, autant que faire se peut développer la conception du monde la plus objective possible. Selon de nombreux philosophes, les sciences naturelles se caractérisent précisément par leur recherche d’une objectivité maximale. Carl Hempel (1952, 22) note ainsi que « tous les énoncés des sciences empiriques doivent pouvoir être confrontés à des preuves publiques, qui peuvent être attestées par différents observateurs et ne dépendent pas essentiellement de l’observateur (ma traduction). » Il est vraisemblable que les sciences naturelles tiennent au moins une partie de leur attrait à l’objectivité qu’elles sont capables d’atteindre.
D’où vient, cependant, la valeur de l’objectivité? Est-il si évident que l’on doive toujours préférer les conceptions objectives aux conceptions subjectives, et si oui, pour quelles raisons? Nous verrons que la valeur des conceptions objectives tient à leur capacité à résoudre des conflits entre pairs (section 3.1) et, de manière connexe, à leur caractère public (section 3.2), et à leur caractère inclusif et unificateur (section 3.3).
Une importante tradition, que l’on peut faire remonter à la discussion des deux morceaux de bois du Phédon (74a-d), et qui se poursuit à l’époque moderne dans l’analyse des qualités secondes et dans les écrits contemporains de Williams (1978) (cf. 2.8.2, cf. aussi Williams (2011, 165)), Nagel (1986, II) ou D’Agostino (1993), a vu dans l’objectivité le moyen de résoudre certains désaccords ou conflits subjectifs problématiques.
L’objectivité semble en effet capable de résoudre les désaccords réels ou potentiels entre sujets aux capacités épistémiques analogues, ou plus exactement, entre sujets dont aucun n’a des capacités épistémiques supérieures à celles de l’autre. Ce qu’on peut appeler des « conflits de pairs ». Ces conflits s’expliquant, nous le verrons, par des différences de perspectives subjectives, ils peuvent, en effet, être avantageusement résolus en adoptant une perspective plus objective.
Prenons l’exemple des désaccords de goût. Supposons qu’Ego affirme :
Et qu’Alter, dont les capacités épistémiques ne sont pas moins bonnes, le nie :
Il semble que l’on puisse très facilement expliquer ce désaccord par le fait que ces deux parties occupent des Positions différentes, Positions déterminées par des goûts différents.
On peut par ailleurs résoudre leur désaccord en adoptant un point de vue surplombant. On affirmera par exemple, depuis ce point de vue, que le prédicat « savoureux » n’a aucune signification. Il serait purement expressif, de telle sorte que « Le durian est savoureux » et « Le durian est savoureux » servent simplement à exprimer des sentiments vis-à-vis du durian et ne soient ni vraies ni fausses. (Une position analogue a été défendue, de manière célèbre, en ce qui concerne les jugements moraux par Ayer (1958, 107))
On pourra encore affirmer, de ce point de vue surplombant, que le prédicat « savoureux », même s’il a une signification, apparaît objectivement comme un mauvais prédicat, qui doit être éliminé et qui ne peut aucunement servir à affirmer des choses vraies, de telle sorte que, encore une fois, les deux parties ont tort. (Une telle position a été défendue, récemment, par Anthony (2016)).
On pourra, enfin, prétendre que le prédicat « savoureux » est contextuel, de telle sorte que lorsqu’Ego dit « Le durian est savoureux », il affirme en réalité que le durian est savoureux-depuis-la-Position-d’Ego, et lorsqu’Alter répond que « Le durian n’est pas savoureux », il nie seulement que le durian soit savoureux-depuis-la-Position-d’Alter. La propriété qu’on désigne, du point de vue objectif, par l’expression « être savoureux » serait donc une propriété relationnelle et non pas intrinsèque (il s’agirait de la propriété d’être savoureux pour tel ou tel) et nos deux parties pourraient ainsi avoir raison toutes les deux. De nombreux auteurs ont défendu une version de ce contextualisme (Cappelen et al. (2010) and Huvenes (2012), cf. Zeman (2016)).
Il existe bien d’autres exemples, classiques, de désaccords de pairs dont nous verrons qu’une « ascension objective » peut les résoudre et les expliquer.
Couleurs. Des sujets qui voient les couleurs aussi bien l’un que l’autre peuvent juger différemment de la couleur d’un vase, s’ils le voient dans des conditions d’éclairage différentes. En fonction de leur histoire et de leur appareillage perceptif, ils pourront même juger, dans des conditions d’éclairage analogues, que la robe photographiée ci-contre (figure 1) est noire et bleue, ou qu’elle est blanche et or.
figure 1: Cette robe est-elle noire et bleue, ou bien blanche et or?
Concepts éthiques épais. Certains considèrent que dessiner Dieu est blasphématoire, d’autres (appartenant par exemple à des religions différentes) que ça ne l’est pas.
Valeur morale. Dans la même ligne d’idée, certains considèrent que la polygamie est moralement mauvaise; d’autres, dont les capacités épistémiques ne sont pas moins bonnes pour autant, considèrent qu’elle ne l’est pas.
Métaphysique. En métaphysique, et plus généralement en philosophie, il est de notoire que les désaccords de pairs sont extrêmement fréquents et persistants.
On peut généraliser cette notion de désaccords de pairs et parler de conflits de pairs pour désigner, non seulement les situations où deux pairs se considèrent effectivement comme étant en désaccord, mais aussi celles où ils pourraient se considérer comme en désaccord, (même si en pratique, ces situations ne suscitent pas de débats). Les conflits de pairs sont, très simplement, des situations où une même chose apparaît différemment depuis différentes Positions. Voici quelques exemples de conflits de pairs (qui ne sont peut-être pas des désaccords de pairs stricto sensu).
Forme et apparence visuelle. Même si nous nous faisons rarement prendre à ce type d’illusions, un sujet pourrait juger un objet rond quand l’un de ses pairs le juge elliptique pourvu qu’ils l’observent depuis des endroits différents.
Aspects. De manière analogue, je juge que l’élection de Donald Trump est un événement passé et non présent :
Mais un pair, situé dans le passé, a jugé cet événement présent :
Si nous souhaitions par ces jugements attribuer une propriété intrinsèque à l’élection de Donald Trump (et non pas la propriété relationnelle d’être présent ou passé relativement à l’instant du jugement) alors nous nous considérerons en désaccord. Il y a ici encore, un conflit de pairs. Le lecteur y aura sans doute reconnu une variante du problème qui poussa MacTaggart à défendre l’irréalité du temps (cf. Temps), variante particulièrement proche de celle développée par Mellor (1981, 2002).
Des considérations de ce type peuvent d’ailleurs être généralisé du cas temporel au cas modal : je juge que l’élection de Donald Trump est actuelle, mais un habitant d’un autre monde possible où Hilary Clinton a été élue jugerait que cet événement n’est pas actuel, mais simplement possible et contrefactuel. Si par nos jugements d’actualité, nous souhaitons tous deux attribuer une propriété intrinsèque, nous nous considérerons encore une fois comme étant en désaccord.
Comme l’a noté Fine (2005) dans un article classique, on peut étendre ces considérations à un autre aspect, nommément la première personne du singulier. Si je juge :
Mais que Donald Trump juge :
et si, par extraordinaire, nous considérons que nous attribuons par là la même propriété (la propriété d’être moi) et que celle-ci est intrinsèque plutôt que relative au sujet du jugement, alors nous nous considérerons comme étant en désaccord. Nous avons là, vraisemblablement, encore un conflit de pairs. Au lieu, comme dans l’exemple ci-dessus, de prendre la propriété d’être moi nous aurions pu, du reste, prendre avec Merlo (2016) la propriété qu’ont mes états mentaux d’être miens (ou même avec Hare (2009) la propriété, pour les choses que je perçois, d’être « perceptuelement présentes »).
Nous appellerons réalisme aspectuel la thèse selon laquelle les aspects (le caractère présent, le caractère actuel ou la propriété d’être identique à moi) sont des propriétés intrinsèques (cette caractérisation du réalisme aspectuel que j’emprunte à Hare (2010) n’est pas entièrement consensuelle, cf. par exemple la discussion de Fine (2005)). Intuitivement, le réalisme quant au présent est la thèse que le présent est métaphysiquement distingué, qu’il est pour ainsi dire au centre du temps. De manière analogue le réalisme quant à l’actualité considère le monde actuel comme métaphysiquement distingué — au centre de l’ensemble des mondes possibles — et le réalisme quant à la subjectivité considère que moi ou mes états mentaux sommes métaphysiquement distingués — au centre des sujets ou des états mentaux.
On peut généraliser cette analyse. Les conflits de pairs possèdent deux caractéristiques qui les rendent difficiles à résoudre. Puisque les deux parties sont des pairs, c’est-à-dire qu’aucune des deux n’a des capacités épistémiques supérieures à celles de l’autre, il semble en effet :
En affirmant que le conflit provient d’une différence de Position, (1) suggère fortement qu’on pourra résoudre ce conflit en prenant du recul, c’est-à-dire en adoptant un point de vue plus objectif, moins contextuel. (2) implique que cette résolution devra soit donner tort aux deux pairs soit leur donner raison à tous les deux.
Supposons que le conflit porte sur une phrase s qu’Ego affirme depuis sa position E, qu’Alter dénie depuis sa position A.
Dans le cas où les deux parties ont tort, et on ne pourra ni affirmer, ni nier la phrase s. Soit l’affirmation et la dénégation sont exhaustives (quelqu’un qui s’est décidé quant à une proposition doit être disposé soit à l’affirmer soit à la nier) et alors s n’exprimera aucune proposition dans les bouches d’Alter et d’Ego — s sera purement expressive. Soit l’affirmation et la dénégation ne sont pas exhaustives, et s pourra bien exprimer une proposition dans les bouches d’Alter et d’Ego, mais celle-ci ne devra être ni affirmée ni niée — les représentations exprimées par s et sa négation contiendront par exemple des concepts à éliminer.
Dans cas où les deux parties ont raison, Ego pourra correctement affirmer s et Alter la nier. Si l’on admet que l’affirmation et la dénégation sont incompatibles (on ne peut rationnellement affirmer et nier une même proposition) et qu’on ne doit ni affirmer ni nier une phrase qui n’exprime aucune proposition, il faudra que dans les bouches d’Alter et d’Ego, s s exprime des propositions différentes. s sera alors une phrase contextuelle, une phrase qui exprime différentes propositions lorsqu’elle est énoncée dans les Positions A et E.
Supposons, pour fixer les idées, que s = « x est P » où « x » est un nom propre non problématique (non fictionnel en particulier) et « P » est un prédicat. Supposons également que la norme de l’affirmation est la vérité (et donc qu’on a raison, lorsqu’on affirme une phrase s, ssi s est vraie, et lorsqu’on la dénie ssi s est fausse) alors dans le premier cas aucun des deux sujets ne dira vrai, soit parce que « P » est purement expressif, soit parce qu’il exprime bien un concept, mais que celui-ci est mauvais et doit être éliminé. Dans le second cas, les deux sujets diront vrai parce que « P » est un prédicat contextuel qui exprime des concepts différents suivant le contexte. La « propriété d’être P » sera quant à elle relationnelle : il s’agira de la propriété d’être P pour ou depuis telle ou telle Position.
Dans tous ces cas, remarquons-le, dans la mesure où les deux sujets n’exprimaient pas des propositions contradictoires, leur conflit n’était qu’apparent. L’adoption d’une perspective plus objective — ce qu’on peut appeler l’ascension objective — permet ainsi de résoudre, ou plutôt de dissoudre le conflit, en niant sa réalité. Cette dissolution a cependant un coût en « expressivité » : elle suppose que les sujets du conflit (qui croyaient à tort être en désaccord l’un avec l’autre) ne peuvent pas dire ce qu’ils voulaient dire et croyaient bien dire. Ce coût, il est vrai, sera facile à accepter dans les cas, comme celui du conflit lié au réalisme aspectuel, où il est très rare que le conflit de pairs, qui, rappelons-le, reste un désaccord potentiel, donne lieu à un désaccord réel.
Enfin, cette ascension objective fournit une théorie de l’erreur attractive. Elle explique en effet le désaccord apparent de nos deux parties en invoquant le point de vue subjectif : c’est parce qu’ils se sont cantonnés à leur perspective subjective que les deux sujets croyaient à tort pouvoir s’opposer l’un à l’autre. On peut, dans les différents cas énumérés plus haut, préciser la théorie de l’erreur proposée ainsi que le coût en expressivité. Dans le cas éliminativiste, les deux sujets employaient à tort un mauvais prédicat, qui semble légitime d’un point de vue subjectif, mais pas d’un point de vue plus objectif. Dans le cas expressiviste, les deux sujets croyaient à tort que le prédicat P décrit un état de fait quand il se révèle, d’un point de vue objectif, exprimer seulement un sentiment. Dans le cas contextualiste, enfin, les deux parties croyaient à tort utiliser un prédicat acontextuel, prédicat qui apparaît cependant, d’un point de vue objectif comme étant en réalité contextuel. Dans toutes les situations énumérées, soit les sujets utilisent un concept subjectif au lieu d’un concept objectif, soit ils utilisent un concept objectif, mais qui ne semble légitime que d’un point de vue subjectif.
Couleurs. Cette analyse s’applique sans problème au cas des couleurs. Je ne connais pas de philosophe qui défendent une forme d’expressivisme quant aux couleurs. L’éliminativisme est par contre fort répandu, qui prétend que « la couleur est une sensation du cerveau. » Le « disposationalisme » quant aux couleurs et ses avatars, comme le « relationnalisme » peuvent être considérés comme des formes de contextualisme. Enfin, le « primitivisme » constitue ce qu’on peut appeler la théorie subjective des couleurs : celle que les sujets en conflit semblent présupposer (sur les différentes théories des couleurs mentionnées ici, cf. Maund (2012)).
Aspects. Dans le cas des aspects temporels, ce qu’on appelle ordinairement la théorie-B du temps est le contextualisme. La théorie-A est, quant à elle, la théorie subjective du temps, celle, réaliste, qui représente le caractère présent comme une propriété intrinsèque des événements.
Dans le cas des jugements aspectuels modaux, le contextualisme est ce qu’on appelle parfois, à la suite de Lewis (1970, 1986) la théorie indexicale de l’actualité. La théorie subjective, qui représente l’actualité comme une propriété intrinsèque de mondes est ce qu’on a parfois appelé l’absolutisme (cf. par ex. Bricker (2006)).
Dans le cas des jugements aspectuels relatifs à la première personne, le contextualisme est une théorie si répandue qu’elle est rarement nommée. La théorie subjective, que nous avons appelé « réalisme quant à la subjectivité » a été nommée, de manière relativement influente, « réalisme pour la première personne » (first-person realism) par Fine (2005) (cf. Subjectivité, §1).
Concepts éthiques épais. L’éliminativisme quant à certains concepts éthiques épais, comme celui de blasphème, est une attitude for répandue. Williams (2011) a défendu ce qui peut être considéré comme une forme subtile d’éliminativisme pour les concepts éthiques épais de ce genre. Selon lui, la moindre ascension objective montre le caractère inadapté de ces concepts, mais les jugements subjectifs utilisant ces concepts peuvent cependant, avant une telle ascension, encore prétendre au titre de connaissances. Williams en conclut que, paradoxalement, « la réflexion détruit la connaissance ».
Métaphysique. L’idée expressiviste selon laquelle les thèses métaphysiques sont insensées est classiquement associée à l’empirisme logique (Rudolf Carnap 1932; Ayer 1958). R. Carnap (1947) a par la suite affirmé que les thèses et les questions métaphysiques admettent en réalité deux interprétations. Selon la première interprétation, dite externe, elles sont dénuées de sens. Selon la seconde interprétation, dite interne, elles sont contextuelles, leur vérité dépendant du « cadre linguistique » dans lequel elles sont formulées (cf. Chalmers, Manley, and Wasserman (2009) pour des avatars contemporains de ces conceptions métamétaphysiques).
L’une des raisons pour lesquelles l’ascension objective permet de résoudre les conflits de pairs tient au fait que les représentations, attitudes ou éléments probants objectifs peuvent être partagés par les deux parties en conflit. Ils constituent en quelque sorte un terrain neutre où se retrouver, échanger et se mettre d’accord. On peut appeler publicité cette propriété qu’ont les représentations, attitudes, et éléments probants objectifs de pouvoir être partagés dans des Positions différentes (Moore (2000, II) parle ici d’« inclusivité en appel. »). Si l’on s’en réfère à notre définition de l’objectivité, on peut remarquer que la publicité, telle qu’on l’a présentée ici, n’est pas seulement impliquée par l’objectivité, elle en est un autre nom, qui en souligne certains avantages.
La publicité est considérée par les philosophes des sciences qui s’inscrivent dans une très large tradition humienne comme un réquisit de toute enquête scientifique. C’est le sens de la citation de Hempel plus haut (§ 3). C’est également l’avis de Popper (1959, 44,104) qui voit dans la publicité l’origine de la capacité qu’a l’objectivité de résoudre les conflits.
L’objectivité des sciences tient au fait qu’elles peuvent être intersubjectivement testées (p.44).Les énoncés basiques des sciences sont tels que leur rejet ou leur acceptation par différents chercheurs peut atteindre un accord (p. 104). |
Le développement de la mesure en science peut, dans ce contexte, être vu comme servant l’idéal scientifique de publicité. Une mesure est en effet une procédure pour décrire et évaluer les propriétés d’objet qui est répétable par tous, à toute Position et sans grand risque d’erreur (Lucas 1984, VI). Le développement d’instrument de mesure et de ce que Daston and Galison (2007) appellent « l’objectivité mécanique » semblent par ailleurs permettre d’accroître encore la publicité, en mettant à l’abri nos mesures de certains facteurs interprétatifs humains.
La publicité ne contribue pas seulement à la résolution des conflits perspectifs. Elle possède d’autres vertus épistémologiques. Elle permet la vérification intersubjective de nos résultats scientifiques et peut ainsi augmenter leur fiabilité. En effet, lorsqu’on fait la moyenne de différentes observations réalisées dans différents contextes, l’influence du bruit et la probabilité d’erreur de nos conclusions diminuent (cf. par exemple les remarques de Goldman (2007)).
Selon certains, la publicité (et l’objectivité qui en est, nous l’avons vu, un autre nom) n’apporterait pas seulement un supplément de fiabilité. Elle serait, pour des raisons de principe, nécessaire à notre connaissance du monde (Wigner 1967, 4,29). D’où vient une telle nécessité? Des philosophes y ont vu une condition transcendantale au sens kantien (Mainzer 1996), condition qui justifierait aussi bien le principe d’induction que l’idée, sans laquelle nos concepts de causalité et d’explication perdraient leur sens, voulant que les lois scientifiques soient toujours générales, (Lucas (1984) défend ces thèses, ainsi que d’autres liant objectivité et nature de l’espace-temps tout au long de sa monographie sur l’Espace, le temps et la causalité.) Notons que chez les auteurs mentionnés ci-dessus, les discussions sur la nécessaire objectivité de la connaissance portent souvent plus directement sur des principes de symétrie dans les sciences fondamentales que sur l’objectivité ou la publicité, mais ils souscrivent tous à la thèse, qualifiée par T. and M. (2009) d’invariantisme, selon laquelle une condition nécessaire et suffisante de l’objectivité est l’invariance vis-à-vis d’un certain groupe d’automorphismes acceptables, c’est-à-dire une forme de symétrie (cf. Wigner (1967) et Nozick (1998) pour des défenses classiques de cette thèse invariantiste).
C’est au nom de du manque de publicité de ses méthodes que la psychologie introspectionniste a été critiquée (Watson 1913). Les sciences humaines « herméneutiques », qui cherchent à comprendre (Verstehen) les raisons de nos actions par le biais de l’empathie (et exigent ainsi du scientifique une certaine familiarité ou proximité avec les sujets observés) plutôt que d’en saisir les causes par observation, ont quant à elles explicitement revendiqué une certaine subjectivité et un certain manque de publicité (cf. par ex. Dilthey (1883), Weber (1904) et plus près de nous Taylor (1997)). Elles ont d’ailleurs également été critiquées pour cela (cf. par ex. Hempel and Oppenheim (1948, 145-6)).
L’objectivité des représentations et des attitudes possède enfin un autre avantage, souligné notamment par Moore (2000, II) : elle permet la formation d’une conception inclusive ou compréhensive du monde, c’est-à-dire d’une conception qui couvre un nombre important de faits (Moore (2000, II) parle du « caractère inclusif en couverture »). Si l’on veut intégrer différentes représentations ou connaissances formées dans des Positions différentes, il faut en effet que les perspectives de celles-ci aient une intersection non vide et qu’elles soient pour cela suffisamment objectives. Pour qu’une représentation ou une connaissance puisse être intégrée à toute autre, il faut même qu’elle soit la plus objective possible et partant absolument objective.
Le caractère inclusif qu’autorise l’objectivité semble être un atout en soi, dans la mesure où une conception unifiée vaut toujours mieux que plusieurs conceptions hétérogènes ou encore qu’ « une » conception fragmentaire. Le caractère inclusif permet aussi d’entrevoir la possibilité d’une science, maximalement objective, suffisamment compréhensive pour rendre compte de tout. D’une science, pour reprendre l’expression de Galilée, écrite dans la langue même du grand livre du monde. C’est à la physique qu’on a assigné ce rôle et c’est ce qui, selon W. Quine (1981, 98), fait de celle-ci une science privilégiée :
Pourquoi (…) cette déférence particulière vis-à-vis de la physique? La réponse n’est pas que tout ce qui est bon à dire peut être traduit dans le vocabulaire technique de la physique; pas même que toute bonne science peut être traduite dans ce vocabulaire. La réponse est plutôt celle-là : rien n’arrive dans le monde, pas un battement de cils, pas la moindre pensée, sans une redistribution des états microphysiques (W. Quine (1981, 98), ma traduction).
Le caractère inclusif de l’objectivité lui confère également un avantage dérivé. C’est qu’il permet, s’il est suffisamment développé, de former une conception du monde qui inclue l’explication de sa propre production, explication qui peut selon les cas, confirmer cette conception, en montrant qu’elle a toutes les chances d’être vraie, ou bien l’infirmer en montrant qu’elle a de bonnes chances d’être fausse. L’objectivité de la biologie évolutionniste devrait par exemple lui permettre d’expliquer pourquoi nous avons formé cette théorie biologique, et, dans le meilleur des cas, pourquoi cette théorie a de bonnes chances d’être vraie. L’objectivité des conceptions théistes devrait également expliquer non seulement pourquoi nous croyons en Dieu, mais, idéalement, pourquoi ces croyances doivent être fiables.
Notre aspiration à l’objectivité est liée à cette ambition d’une forme d’autocompréhension qui puisse situer le théoricien et sa théorie dans le monde qu’il décrit. Il s’agit de l’ambition, explique Nagel (2012), « de nous inclure nous-mêmes dans une compréhension qui vient de, mais transcende ensuite notre propre point de vue » et de produire pour cela « une conception du monde qui s’inclue elle-même ». Le caractère autoinclusif d’une théorie peut ainsi servir de pierre de touche à celle-ci. Selon Nagel (2012), les tentatives les plus influentes pour former une conception suffisamment objective pour être autoinclusive, qu’elles soient théistes comme celle des Méditations métaphysiques de Descartes ou naturalistes comme la biologie évolutionniste, échouent malheureusement à s’autoconfirmer. En particulier, il est selon lui douteux que l’évolution biologique ait pu sélectionner des créatures capables de former une théorie fiable de leur propre condition biologique.
Même les plus grands défenseurs de l’objectivité doivent, semble-t-il, reconnaître une certaine valeur à la perspective subjective. Les conceptions subjectives jouent, en effet, au moins un certain rôle pratique que sont incapables de jouer les conceptions trop objectives (section 4.1). Il est bien plus difficile de défendre l’idée subjectiviste selon laquelle la perspective subjective a une valeur théorique, permettant de connaître certaines choses inaccessibles du point de vue objectif (section 4.2). Avant d’étudier le principal argument en faveur de cette thèse subjectiviste (section 4.2.4), nous verrons qu’elle commet ses partisans soit à rejeter l’idée égalitariste que toutes les perspectives subjectives se valent (section 4.2.1), soit à endosser une forme de relativisme (sections 4.2.2–4.2.3).
En quoi consiste l’intérêt pratique du point de vue subjectif?
En premier lieu, certaines conceptions subjectives peuvent directement motiver leur sujet, et cela, semble-t-il, en vertu même de leur subjectivité. Pour reprendre l’exemple fameux de Kaplan (1989), si je pense, en me voyant sans me reconnaître dans un miroir : ‘son pantalon est en feu’, je pourrai rire au lieu de me jeter dans la piscine la plus proche (Kaplan vit en Californie où il y a toujours une piscine à portée de pantalon en feu). Il en ira de même si je pense ‘le pantalon d’AB est en feu’ et que, confusion ou simple amnésie, je ne réalise pas que je suis AB. Je ne me jetterai dans la piscine que si je réalise : ‘mais mon Dieu, c’est moi!’ Ces exemples, fort improbables, mais possibles, suggèrent que les pensées en première personne peuvent seules motiver directement certaines actions.
De la même manière, il est fort probable que les évaluations esthétiques et, nous l’avons vu, certaines évaluations éthiques sont subjectives, ce qui signifie qu’on ne pourrait pas porter ces évaluations sans des représentations subjectives. La subjectivité semble également essentielle à une partie des sciences humaines (cf. section 3.2) et de la philosophie telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui (songez par exemple à la phénoménologie), qui revendiquent une part de subjectivité. Si les évaluations esthétiques, éthiques subjectives, ou encore les disciplines humanistes sont importantes pour nous, la subjectivité le sera donc aussi. Williams (2000) a ainsi défendu l’idée que l’adoption de points de vue subjectifs était capitale non seulement pour nos possibilité d’agir, mais aussi pour notre compréhension de nous-mêmes. Selon lui, cependant, la subjectivité ne facilite pas notre compréhension de nous-mêmes parce que certaines vérités seraient subjectives. Non. La seule description correcte du monde et de nous-mêmes est entièrement et absolument objective. Ce n’est que pour des questions pratiques (plutôt que théoriques), questions liées à nos limitations psychologiques et à la nature de nos motivations que nous devons, affirme Williams, parfois nous en remettre à la perspective subjective.
Pour ces raisons là, mais aussi parce que le point de vue objectif semble minimiser l’importance de nos vies et de l’humanité, certains ont vu dans la perspective subjective un précieux antidote aux aspects trop déshumanisants du point de vue objectif Nagel (1986).
La question de savoir si l’on peut accorder un privilège théorique (plutôt que simplement pratique) à la subjectivité, et prétendre que dans certains domaines, les seules conceptions correctes de la réalité sont subjectives est autrement plus délicate. Nous allons voir que pour défendre cette thèse subjectiviste, il faut soit renoncer à l’idée égalitariste selon laquelle les perspectives subjectives se valent (section 4.2.1), soit endosser une forme de relativisme (sections 4.2.2 et 4.2.3). Nous verrons par la suite qu’il y a des raisons très générales de défendre ce subjectivisme, liées au fait que certaines choses semblent ne pas pouvoir être bien comprises ou connues sans que nous soyons en relation directe avec elles (sections 4.2.4).
On peut remarquer, tout d’abord, que bon nombre des atouts attribués plus haut à l’objectivité dépendent du présupposé suivant :
Sans cet Égalitarisme perspectif, on pourrait en effet rejeter la conclusion (2) selon laquelle dans un conflit impliquant des pairs on n’a aucune raison de supposer que l’une des deux parties a raison plutôt que l’autre.
Quant au gain de fiabilité conféré par la publicité, il n’est valable que si les conceptions produites dans différentes Positions sont aussi bonnes les unes que les autres, ce qui suppose, à tout le moins, l’égalitarisme perspectif (Goldman 2007). On pourrait dire de même des autres intérêts épistémiques conférés par la publicité.
Des trois atouts de l’objectivité isolés plus haut (résolution avantageuse des conflits subjectifs, intérêt de la publicité, et caractère inclusif), seul le dernier semble indépendant de l’égalitarisme perspectif.
Or dans certains domaines, l’égalitarisme perspectif n’a rien d’évident. Ainsi, il semble que l’on soit généralement mieux placé qu’autrui pour savoir quelles expériences nous sommes en train de vivre. Cette thèse, dite du privilège de la première personne ou de l’introspection est de sens commun. Siewert (1998) en défend une version modérée, faisant valoir que je pourrais très bien, chez le dentiste, de guerre lasse après la troisième injection d’anesthésiant, feindre de ne plus éprouver aucune douleur pour qu’enfin on en finisse. Tous les éléments probants objectifs indiqueront alors que je n’ai pas mal, même si, en vertu de données en première personne, je saurai pertinemment que j’ai encore mal (sur le privilège de la première personne, cf. Finkelstein (2003), pour une critique influente dudit privilège cf. Dennett (1988) , cf. aussi Introspection). La thèse du privilège de la première personne semble également endossée par un bon nombre de scientifiques travaillant sur la conscience, qui se fient uniquement, quoique dans certaines conditions expérimentales très contrôlées et restreintes, aux rapports introspectifs des sujets pour déterminer leurs expériences (conscientes) Goldman (2007, 32).
Il existe une raison fondamentale pour laquelle la perspective subjective paraît posséder un certain privilège quand il en va de nos expériences. Comme l’a remarqué Nagel (1993, 9) (cf. 2.1), la distinction entre point de vue subjectif et réalité est liée à celle entre apparence et réalité, en cela au moins que la perspective subjective d’un sujet S sur X peut être assimilée à l’apparence de X pour S. Mais si l’apparence de X pour S est la réalité même de X alors la perspective subjective de S sur X lui fournira un point de vue privilégié sur X. Or il est fort plausible que l’apparence de certaines choses soit identique à leur réalité. L’expérience semble avoir cette propriété (cette dernière thèse, que Lewis (1995) appelle thèse de la révélation peut vraisemblablement être attribuée à Descartes (AT VII, 29 II.14-15)). C’est, mutatis mutandis, la raison principale pour laquelle Nagel (1986, II) considère que les expériences d’un sujet, qu’il assimile aux apparences pour lui et à son point de vue subjectif lui-même, ne peuvent pas être entièrement comprises d’un point de vue objectif (cf. aussi Nagel (1974a)).
Le fait que l’égalitarisme perspectif soit peu plausible dans certains domaines signifie que l’on pourra, au moins en principe, résoudre certains conflits de pairs en faveur de l’une des conceptions subjectives impliquées et sans avoir recours à ce que nous avons appelé une ascension objective.
Il est cependant douteux que cette stratégie puisse être généralisée. L’idée que certaines Positions, et certaines perspectives subjectives sont meilleures pour évaluer certaines grandeurs physiques fondamentales comme la masse, la charge, l’accélération ou le spin (la version contemporaine des qualités premières) trouvera par exemple un écho plus que limité. Comme le note Moore (2000), l’Égalitarisme perspectif (que Moore appelle le « préjugé scientifique » tout en précisant qu’il n’entend pas « préjugé » de manière péjorative) est au fondement des sciences physiques modernes. On peut même considérer certains progrès fondamentaux de ses sciences comme découlant de la simple application de ce principe. Einstein a par exemple été amené à la théorie de la relativité en rejetant le rôle, privilégié dans la mécanique newtonienne, accordé aux référentiels galiléens (ceux en mouvement rectiligne uniforme). C’est en effet dans ces référentiels seulement, qui jouent à cet égard le rôle de points de vue canoniques, qui les lois de Newton sont valables (29,34).
Dans le domaine des sciences naturelles, on favorisera donc logiquement la conception objective. Existe-t-il des domaines où, quoiqu’une certaine conception subjective soit attractive, on ait de bonnes raisons de maintenir malgré tout l’Égalitarisme perspectif? Si oui, quelle stratégie adopter dans ces domaines pour défendre la conception subjective?
Le cas le plus clair vient sans doute du réalisme aspectuel. Si l’on peut être tenté de défendre le réalisme pour l’actualité en s’appuyant sur une forme d’Élitisme perspectif, on va voir que cette tentation est bien moindre dans le cas du réalisme pour le présent, et très difficile à motiver dans le cas du réalisme pour la subjectivité.
Intuitivement, nous tendons à considérer que l’actualité est bien une propriété intrinsèque de monde où nous vivons : nous sommes réalistes quant à l’actualité. Un sujet vivant dans un monde où Hilary Clinton a été élue face à Donald Trump jugera que l’élection de celui-ci n’est pas actuelle. Nous jugeons qu’elle est actuelle. Le réalisme pour l’actualité entraîne que ces jugements sont contradictoires et que nous sommes en désaccord. Ce désaccord ne nous inquiète cependant aucunement, car nous privilégions sans aucun scrupule notre jugement modal au détriment de celui du sujet simplement possible. Nous le privilégions sans scrupule, car nous avons tendance à supposer que les choses simplement possibles (et en particulier les sujets simplement possibles et leurs jugements) n’existent pas réellement (nous avons tendance à être actualistes). Dans le cas du réalisme quant à l’actualité donc, nous rejetons sans sourciller l’égalitarisme perspectif pour adopter une sorte d’Élitisme perspectif concernant les jugements modaux, justifié par l’idée que les choses simplement possibles n’existent pas. Depuis les travaux fondateurs de David Lewis, l’actualisme a cependant cédé du terrain face au possibilisme, c’est-à-dire, à l’idée que les choses simplement possibles existent réellement, au même titre que les choses actuelles. Les défenseurs de cette thèse possibiliste (on parle parfois de « réalisme modal »), il est vrai, rejettent la plupart du temps le réalisme quant à l’actualité. C’est le cas, par exemple, de David Lewis, cité plus haut. Mais il y a de bonnes raisons de vouloir maintenir à la fois le possibilisme (l’idée que les mondes simplement possibles existent réellement) et le réalisme quant à l’actualité (l’idée que l’actualité est une propriété intrinsèque du monde actuel) (Bricker 2006). Celui qui veut maintenir ces deux thèses simultanément peut cependant toujours, vraisemblablement, le faire en invoquant une forme d’élitisme perspectif, qu’il défendra alors sans avoir recours à l’actualisme : les autres mondes possibles existent bien, mais les habitants de notre monde ont un point de vue privilégié sur l’actualité.
Le cas temporel est légèrement différent. Une majorité de philosophes rejette aujourd’hui le réalisme quant au présent (la théorie-A du temps) et le sens commun est probablement divisé sur cette question. Si l’on en croit Bigelow (1996), jusqu’au 19e siècle les philosophes et le sens commun étaient massivement réalistes. Quoi qu’il en soit, les réalistes ont souvent endossé une forme d’élitisme temporel, privilégiant les jugements présents quant au caractère présent d’un événement, au détriment des jugements passés et futurs, et ils l’ont fait, vraisemblablement, en invoquant l’idée présentiste que seules les choses présentes existent réellement, et que les sujets du futur et du passé ainsi que leurs éventuels jugements peuvent donc être trivialement négligés. Bien des réalistes quant au présent ressentent cependant le besoin d’accorder au moins la réalité du passé et même de traiter les jugements passés quant au présent et leurs contreparties présentes. Il leur faut maintenir une conception subjective, réaliste, du présent, tout en rejetant l’élitisme temporel, ce qui semble très délicat.
Enfin, dans le cas subjectif, on peut légitimement affirmer que très peu de philosophes sont réalistes. Hare (2009) et Merlo (2010) défendent explicitement des formes de réalisme quant à la subjectivité, Nagel (1986, IV) Henry (1990) Billon (2005) et Hellie (2013) défendent des conceptions qui semblent impliquer une forme de réalisme quant à la subjectivité, et c’est aussi le cas, vraisemblablement, de Leibniz (2009) (cf. par ex. les remarques de A. Prior (1968) and Merlo (2010)), de Schopenhauer (1966) et d’une certaine tradition schopenhauerienne qui va (au moins) jusqu’à Wittgenstein. Enfin, en s’appuyant sur l’analogie avec le réalisme quant au présent, A. Prior (1968) and Fine (2005) ont considéré, précisé et défendu la cohérence du réalisme quant à la subjectivité sans toutefois endosser celui-ci. Quoi qu’il en soit de la popularité du réalisme subjectif, l’idée de le défendre en invoquant une forme d’élitisme perspectif pour les jugements quant à la subjectivité est fort peu attrayante. Elle reviendrait en effet à affirmer que je possède une distinction métaphysique que vous n’avez pas, que je suis le seul centre du monde. Une version radicale de cette thèse solipsiste consiste à affirmer que je suis le seul à exister. Une version moins radicale, qui accorde l’existence à autrui, mais lui dénie toute distinction métaphysique, a été défendue (assortie d’une forme de présentisme) par Hare (2009) sous le nom de présentisme égocentrique (Hare présente cette thèse comme une forme affaiblie du solipsisme classique). Une bonne part du rejet suscité par le réalisme quant à la subjectivité est sans doute lié à l’idée que ses défenseurs sont commis à un élitisme subjectif et le réalisme subjectif sera d’autant plus plausible qu’on pourra montrer qu’il n’est pas commis à un tel élitisme.
La possibilité d’une telle stratégie, qui concilie l’égalitarisme perspectif et la thèse subjectiviste selon les points de vue subjectifs sur un domaine sont supérieurs aux point de vue objectif, est suggérée non seulement par les philosophes, évoqués plus haut, qui ont défendu ou articulé une manière égalitariste de réalisme aspectuel (Fine 2005; Merlo 2010). Elle l’est aussi, nous allons le voir, par les considérations métaphysiques de Goodman (1992) et par certains débats récents concernant les jugements de goût. Commençons par ces derniers. De la même manière que certains réalistes quant à l’actualité, au présent ou à la subjectivité, certains philosophes ont souhaité défendre des conceptions subjectives des valeurs gustatives, qui les représentent comme des propriétés intrinsèques des objets, sans renoncer à l’égalitarisme perspectif. Leur position s’est essentiellement dessinée dans le cadre d’un débat sémantique et épistémologique portant sur les désaccords sans faute. Les conflits subjectifs portant sur les qualités gustatives, sont généralement des désaccords sans faute (faultless disagreements) c’est-à-dire des désaccords où aucune des deux parties ne peut être considéré comme fautif. Ces philosophes ont remarqué que la conception contextualiste, si elle pouvait respecter l’idée que les parties ne sont pas en faute (puisqu’elle interprète le prédicat qu’ils attribuent comme étant implicitement contextuel) semblait impliquer que ces parties ne sont cependant pas réellement en désaccord, au sens ou les propositions qu’elles expriment en disant que telle chose est bonne ou belle ou qu’elle ne l’est pas ne sont pas, comme il le semble pourtant subjectivement, contradictoires. Si lorsque je vis que le Durian est savoureux, et vous dites qu’il ne l”est pas nous n’entendons cahcun savoureux-pir-moi par « savoureux », alors nous ne nous contredisons pas. De manière indirecte, ces philosophes ont donc cherché à défendre une conception à la fois subjective et égalitaire des évaluations gustatives et esthétiques et d’autres jugements donnant lieu, de manière similaire, à des désaccords sans faute (Kölbel 2004; MacFarlane 2014).
Tout en s’inscrivant dans un tout autre débat — celui, issu des thèses de Carnap sur le statut sémantique de l’ontologie et de leur discussion par Quine — Goodman (1992) a également cherché à concilier subjectivisme et égalitarisme. Goodman a en effet défendu la thèse selon laquelle virtuellement toute conception formée dans une Position donnée est susceptible d’être contredite par une autre conception formée dans une autre Position et tout aussi bien justifiée que la première. Toute conception serait donc subjective et pourrait donner lieu à un désaccord sans faute (les différences de Position pertinentes dépendent essentiellement, pour Goodman, de théories d’arrière-plan que le sujet endosse). Selon Goodman, cela ne doit pourtant pas nous amener à discréditer ces conceptions subjectives ou à les réinterpréter en acceptant une forme de contextualisme. L’ascension objective aboutissant au contextualisme, qui dissout la contradiction en affaiblissant les thèses qui paraissent en conflit, ne nous donnerait en effet qu’un répit de courte durée, puisque, toujours selon Goodman, les thèses affaiblies entreraient elles aussi en conflit avec d’autres et seraient également subjectives, etc. Mais il n’existe pas non plus, nous dit Goodman, de (bonne) raison de préférer l’une des conceptions subjectives antagonistes à l’autre, et nous ne pouvons pas renoncer à l’égalitarisme.
Comment concilier l’idée qu’il nous faut privilégier certaines conceptions subjectives avec l’égalitarisme perspectif. Les philosophes mentionés plus haut, qui ont défendu des conceptions subjectives et égalitaristes quant à la réalité des aspects, quant aux jugements de goût, ou aux thèses métaphysiques, ont tous prétendu que les énoncés impliqués dans les désaccords pouvaient exprimer des propositions contradictoires et pourtant correctes. Ils se sont pour cela appuyé sur l’idée, pas toujours entièrement explicite, que la vérité des énoncés conflictuels est relative.
Cette dernière thèse doit être absolument distinguée du contextualisme. Le contextualiste pour les jugements de goût prétend que la vérité de l’énoncé « Le durian est savoureux » dépend du contexte où il est utilisé (et même, typiquement, que la proposition exprimée par cet énoncé dépend du contexte où il est utilisé, cf. MacFarlane (2009)). Pour lui, un tel énoncé est vrai, lorsqu’il est prononcé par X, si le durian est savoureux-pour-X. Pour le relativiste au contraire, la vérité de cet énoncé ne dépend pas du contexte où il est utilisé, et il exprime la même proposition — que le durian est savoureux tout court, et non savoureux pour tel ou tel — dans tous les contextes. Mais sa vérité dépend de la Position (et partant de la perspective) depuis laquelle il est évalué. Mon utilisation de l’énoncé « Le durian est savoureux » est vraie évaluée depuis ma Position (et ma perspective évaluative), mais pas depuis celle d’un pair qui tient le durian en horreur. De la même manière, le relativiste quant aux jugements temporels (portant sur caractère présent) ne va pas affirmer que la valeur de vérité de l’énonce « L’élection de Donald Trump est présente » varie en fonction de la Position où il est utilisé, mais bien que la vérité d’une seule et unique utilisation de cet énoncé dépend de la Position depuis laquelle elle est évaluée.
Une telle forme de relativisme a été présentée comme une manière de concilier l’égalitarisme perspectif et la conception réaliste, subjective, des jugements aspectuels par Fine (2005) et comme une manière de concilier l’égalitarisle et la conception subjective des jugements de goût par MacFarlane (2014). Elle a enfin permis à Goodman (1992) de d’accepter et de considérer sur un pied d’égalité des métaphysiques antagonistes.
Le relativisme est une thèse quant à la vérité des énoncés et des jugements qu’ils expriment en contexte. Cette thèse sémantique peut correspondre à différentes options métaphysiques.
Supposons qu’en vertu du prédicat « Q », la vérité d’une l’occurrence de « x est Q » est relative à la perspective où elle est évaluée. Disons qu’elle est vraie depuis une perspective P1 mais fausse depuis une perspective P2. La manière la plus simple d’expliquer ce comportement sémantique consiste à interpréter à la lettre la phrase précédente et à supposer qu’il existe deux perspectives conflictuelles P1 et P2, qui sont des dimensions évaluatives de l’énoncé. S’il suit cette interprétation perspectiviste le relativiste quant aux jugements de goût ajoutera donc à son ontologie des perspectives gustatives. Plus intéressant, le relativiste quant au jugement portant sur le présent devra lui ajouter, des perspectives temporelles. Celles-ci joueront le rôle de « maintenants » associés à chaque instant, mais pourtant différents d’eux.
De la même manière le relativiste quant aux jugements portant sur le soi (« Je suis AB », « Je suis Donald Trump ») devra postuler l’existence de dimensions évaluatives correspondant à la première personne. Celles-ci joueront le rôle de « je » ou d’ « ego » correspondant à chaque personne.
Dans le cadre de sa discussion du réalisme aspectuel, Fine (2005) a remarqué l’existence d’une autre option, déjà mise en avant par Goodman (1992). Plutôt que de postuler la réalité de différents points de vue conflictuels sur un monde unifié, on peut considérer que l’univers est divisé en différents « fragments » (Fine) ou « mondes » (Goodman) incohérents, de telle sorte qu’une seule occurrence de « x est P » appartiendra aux deux fragments de réalité F1 et F2, mais sera vraie dans le fragment F1 et fausse dans le fragment F2. Avec Fine, on peut appeler cette interprétation métaphysique du relativisme, qui se distingue du perspectivisme, le fragmentalisme (cf. Lipman (2015) pour une discussion critique du fragmentalisme de Fine et Lipman (2016) pour une variante intéressante de cette conception, cf. aussi Subjectivité, §1)).
Que ce soit en s’opposant à l’égalitarisme perspectif ou en l’acceptant et en endossant une forme de relativisme, il est donc possible de résister à l’appel de l’objectivité et de défendre le privilège de certaines conceptions subjectives. Dans quelles circonstances, peut-on maintenant demander, aurions-nous raison de le faire?
On peut, en suivant François Recanati (2010), appeler « accointance » (traduction du terme technique anglais, lui-même emprunté français, « aquaintance ») une relation épistémique contextuelle, c’est-à-dire,
(Notons qu’une telle définition est plus large que la définition de Russell (1912, 50) — vraisemblablement reprise à James (1983, 286) — qui limite l’accointance à la relationparticulièrement étroite du sujet à ses expériences et à lui-même.)
Il est important de noter que nous possédons de nombreuses connaissances qui tout en dépendant de l’accointance, n’en dépendent pas essentiellement. Ainsi ma connaissance perceptive du fait que les pommes sont (approximativement) sphériques dépend de mon accointance avec celles-ci; il s’agit d’une connaissance que j’aurais pu, cependant, acquérir par d’autres moyens. Il semble en aller autrement de certaines connaissances introspectives.
Thomas Nagel a défendu l’idée que je ne pourrai jamais savoir quel effet cela fait d’être une chauve-souris (Nagel 1974a) ou de goûter des oeufs brouillés pour un cafard (Nagel 1986, II). Il a défendu, plus généralement, l’idée que la connaissance de l’effet que cela fait d’avoir telle ou telle expérience pour une créature non humaine ou trop différente de nous, nous serait nécessairement à jamais refusée. Selon, lui cette connaissance dépend essentiellement de l’accointance et c’est en cela qu’elle justifie une forme de subjectivisme.
Jackson (1982) a prétendu que notre connaissance de l’effet que cela fait d’avoir telle expérience dépendant essentiellement d’une relation d’accointance plus forte encore : elle serait impossible pour un sujet n’ayant jamais éprouvé cette expérience. Il s’agit d’une prémisse fondamentale de l’« argument de la connaissance ». Cet argument a été conçu par Jackson comme un argument contre le physicalisme, mais d’aucuns ont défendu l’idée que sa véritable leçon est que l’objectivisme est intenable (Howell 2007).
On n’aura, par définition, raison de préférer, à propos d’un domaine D, une perspective subjective à une perspective objective que si notre connaissance, notre compréhension ou plus généralement nos attitudes correctes ou justifiées vis-à-vis de D dépendent essentiellement de l’accointance : lorsque nous n’aurions pas pu avoir celles-ci, ou en avoir qui comptent comme aussi bonnes qu’elles, sans une forme d’accointance.
Une question intéressante consiste à demander quelles connaissances, en plus de celles mentionnées plus haut, quelles attitudes correctes ou justifiées, et quelles formes de compréhensions dépendent essentiellement de l’accointance. Russell (1912, 50), James (1983, 286), Kripke (2011) et plus récemment Billon (2016) and Duncan (2015) ont défendu l’idée cartésienne selon laquelle nous sommes accointés avec nous-mêmes. Billon (2015) a également défendu l’idée que notre certitude d’exister dépend essentiellement de cette accointance avec soi-même. Williams (2011) a défendu l’idée que presque toutes nos connaissances morales, et en particulier celles qui mobilisent notamment des concepts éthiques épais, n’étaient accessibles de depuis des groupes socioculturels particuliers et dépendaient ainsi essentiellement de l’accointance (cf. par ex. Williams (2011, 164)). (Dans la mesure où ces connaissances seraient de l’aveu même de Williams détruites par une réflexion objective — ce que nous avons appelé l’ascension objective — il n’est peut-être pas tout à fait clair qu’elles méritent leur titre de connaissance. Il faut se rappeler ici que Williams reconnaît explicitement « une part de vérité dans le relativisme ». Le « non-objectivisme » qu’il défend n’est peut-être pas si éloigné du relativisme restreint proposé par exemple par MacFarlane (2014).)
Plus généralement, tous ceux qui ont défendu des conceptions philosophiques en s’appuyant sur des intuitions subjectives contre leurs analogues objectifs, et auxquels nous avons fait allusion à la section 1, que ce soit en épistémologie (internalisme, désaccord entre pairs, etc.), en métaphysique (identité personnelle, etc.) ou dans les autres domaines mentionnés plus haut (§ 1) semblent commis à l’idée que les connaissances philosophiques, dans ces domaines, dépendent essentiellement de l’accointance.
Certains philosophes ont admis qu’il y avait de bonnes raisons de défendre le point de vue subjectif quant à certaines questions, sans pour autant nier qu’il y avait d’également bonnes raisons de défendre le point de vue objectif sur ces questions. Du conflit des deux points de vue sur ces questions, ils ont conclu à une forme de scepticisme. C’est notamment le cas, en ce qui concerne la question l’identité personnelle. Sider (2001), Rovane (1997), and McGinn (1993) ont mis en doute la possibilité de faire des progrès en invoquant le caractère contradictoire et également convaincant des intuitions subjectives, qui semblent étayer la « vue simple », anti-réductionniste de l’identité personnelle, et des intuitions objectives, qui semblent au contraire étayer la « vue complexe » réductionniste (cf. aussi McGinn (1996, IX), Ninan (2009)).
Bien entendu, un tel scepticisme, fondé sur le conflit entre des intuitions subjectives et des intuitions plus objectives, peut être étendu à d’autres domaines (McGinn (1993, 1996) semble ainsi vouloir étendre un tel scepticisme à une bonne partie de la philosophie).
Même si la thèse subjectiviste était erronée — et une conception plus objective était toujours meilleure — il se pourrait que nous n’ayons pas toujours à chercher plus d’objectivité. La valeur de l’objectivité ne présume en rien, en effet, de la possibilité d’atteindre une conception absolument objective et exhaustive. Il se pourrait qu’il existe des domaines, où une conception absolument objective est en effet un but inaccessible (et donc futile).
Bernard Williams a esquissé un argument influent quant au rôle susceptible de jouer l’idée d’une conception absolument objective et exhaustive du monde (cet argument qu’il introduit dans sa monographie sur Descartes (Williams 1978, 50, 64-8, 211-2, 239, 235-49) sera repris et explicité plus tard (Williams 2011, 151-5)).
Selon Williams, nous l’avons vu, l’idée même de connaissance présuppose l’idée de la réalité en soi, indépendante de nous, à laquelle nos représentations doivent répondre. Mais cette idée de réalité en soi risque d’être vide si on ne peut rien en dire d’autre que c’est la réalité telle qu’elle est indépendamment de nos représentations. A contrario, si on cherche, pour donner de la substance à cette notion de réalité, à décrire celle-ci telle qu’elle nous apparaît (« il y a des arbres qui sont verts, des routes, des étoiles dans le ciel, une table sur le balcon… ») on pourra toujours nous accuser de ne faire que répéter notre conception particulière de la réalité plutôt que de décrire la réalité en soi. Selon Williams, le seul moyen d’éviter ce dilemme et de fonder l’idée de réalité en soi consiste à invoquer le point de vue de nulle part et la représentation privilégiée, puisqu’absolument objective, que l’on peut y produire du monde. La réalité en soi serait ainsi la réalité telle que nous nous la représenterions du point de vue de nulle, part, depuis ce que Williams appelle « le point de vue absolu » (the absolute standpoint).
Parmi nos croyances et les divers traits du monde, nous pouvons en sélectionner certains qui peuvent raisonnablement être considérés comme représentant celui-ci d’une manière maximalement indépendante de notre perspective et de ses particularités. L’image qui en résulte, si nous parvenons à mener cette tâche à bien, peut être appelée la « conception absolue » du monde. Par le biais de cette conception, nous pouvons espérer expliquer comment il nous est possible d’atteindre cette conception elle-même, et aussi la possibilité d’autres représentations perspectives. Cette idée de conception absolue permet de rendre effective la distcintion entre « le monde tel qu’il est indépendemment de notre exprience » et « le monde tel qu’il nous apparaît ». Elle permet cela en interprétant « le monde tel qu’il nous apparaît » comme « le monde tel qu’il nous apparaît particulièrement »; la conception absolue sera, corrélativement, la conception du monde à laquelle n’importe quel enquêteur pourrait arriver, fût-il très différent de nous (155).
L’idée d’une représentation exhaustive et absolument objective du monde permettrait seule d’asseoir le réalisme et l’idée de réalité indépendente de nos représentations qu’il présuppose. Mais, pour jouer ce rôle, peut-on faire remarquer, il semble qu’une telle représentation absolument objective et exhaustive doit, au moins en principe nous être accessible. Autrement, on pourra vraisemblablement nous accuser de réintroduire sous un autre nom cette idée vide de réalité en soi qu’il s’agissait d’éviter, et on sera confronté, encore une fois, à la première branche du dilemme.
Cet argument williamsien, que l’on peut qualifier de transcendantal, présuppose bien entendu qu’il existe une réalité en soi, indépendante de la manière dont on se la représente, c’est-à-dire une forme de réalisme. Il présuppose aussi, de manière moins évidente, que la réalité est suffisamment unifiée : qu’elle ne soit pas, comme le fragmentaliste le soutient, divisée en différents fragments ni, comme le perspectiviste le pense, diffractée en plusieurs dimensions évaluatives. Si, en effet, l’une ou l’autre de ces options étaient correctes, il pourrait bien exister une réalité en soi, mais il n’existerait pas, semble-t-il de représentation exhaustive unifiée de cette réalité, et a fortiori, pas de représentation exhaustive et absolument objective de la réalité.
Moore (2000), qui a consacré plusieurs chapitres à l’argument de Williams — et propose ce qu’il tient pour un « embellissement » de celui-ci — est bien conscient de ce type d’objections et il prend bien soin d’y parer en critiquant rapidement toute forme de relativisme (III).Selon lui, il y a une réalité indépendante et unifiée à laquelle nos représentations doivent répondre. Si l’on veut défendre cette intuition réaliste (et absolutiste), nous devons, poursuit Moore, pouvoir expliquer ce que nous entendons par le fait que nos représentations répondent à cette réalité, et montrer que « réalité » n’est pas employé ici un simple terme syncatégorématique. Or nous ne pourrions mener à bien ce projet, selon lui, qu’en invoquant le point de vue de nulle part et une représentation exhaustive entretenue depuis ce point de vue (une représentation absolument objective). Mais pour que cette invocation ait un sens, il faudrait selon Moore (2000, IV), que nous puissions, au moins en principe, parvenir à une telle représentation.
Moore (2000, IV) propose une seconde version, plus technique de l’argument de Williams que l’on peut simplifier de la manière suivante. Supposez que nous possédions deux conceptions C1 et C2 de la réalité dont la perspective est différente (elles sont produites depuis des Positions différentes et il n’y a aucune Position où un sujet peut posséder les deux conceptions en même temps). On ne pourra pas légitimement affirmer que ces deux conceptions sont des conceptions d’une même réalité unifiée si on ne peut pas expliquer comment ces deux représentations dépendent de cette unique réalité. Mais, poursuit Moore, pour pouvoir produire cette explication il faudra produire une conception qui expliquent comment C1 et C2 dépendent de leurs Positions propres, et cette conception surplombante, devra être strictement plus objective que C1 et C2. Moore, montre ensuite que l’on peut, par itérations successives, renforcer cet argument et montrer que l’on doit pouvoir, grâce à une amélioration finie de nos capacités cognitives, former une représentation (exhaustive) absolument objective de la réalité.
Non contents de dénier la possibilité d’une conception absolument objective et exhaustive du monde, certains philosophes ont affirmé qu’une représentation absolument objective, qu’elle soit exhaustive ou non, était hors d’atteinte. A l’époque moderne, cette thèse reste associée à Nietzsche, qui considérait la recherche de l’objectivité comme un projet vain, puisqu’impossible, et y décelait les symptômes d’une subjectivité malade tentant ascésetiquement de renoncer à s’autoaffirmer :
Gardons-nous mieux dorénavant, Messieurs les philosophes, de la vieille et dangereuse fabulation conceptuelle, qui posait un « sujet de la connaissance, pur, sans volonté, impassible, intemporel », gardons-nous du piège des notions contradictoires comme « raison pure », « intellectualité absolue », « connaissance en soi » : – on exige ici de penser un regard qui est absolument inconcevable, un regard qui ne doit avoir aucune direction, chez qui les forces actives et interprétatives doivent être neutralisées, être absentes, ces forces grâce auxquelles la vision devient vision de quelque chose; c’est donc toujours quelque chose qui va contre le sens et l’intelligence qu’on exige ici du regard. Il n’y a de vision qu’en perspective, de « connaissance » que perspectiviste; et plus nous laissons parler les affects sur une chose, plus nous savons faire varier les regards chaque fois différents sur la même chose, plus notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » seront complets. Mais éliminer toute volonté, suspendre les affects sans exception, à supposer que nous le puissions : comment ne serait-ce pas la castration de l’intellect?
Mais reprenons. Une telle contradiction en soi, telle qu’elle semble se manifester chez l’ascète : « la vie contre la vie », cela va déjà de soi, est pur et simple non-sens, en termes physiologiques et non plus psychologiques (Nietzsche 2011, III, §12).
En m’inspirant de la très utile synthèse de Moore (2000), je passe en revue, ci-dessous, quelques un des arguments les plus influents contre l’existence de perspectives absolues.
Un argument très simple pour défendre l’idée que nos conceptions ne seront jamais absolument objectives repose que la constatation selon laquelle toute conception de la réalité repose la mise en oeuvre de certains rapprochements (entre des traits qui seront assimilés) et de certaines distinctions. Toute conception de la réalité repose donc sur certains choix représentationnels et reflète, pourrait-on dire, une certaine façon de voir.
Putnam suggère un argument de ce type, lorsqu’il résume ses objections à l’idée de conception absolument objective, et taxe l’idée williamsienne de conception absolue de « chimère ». Selon ses propres termes, le problème d’une telle idée vient en effet simplement de ce qu’« on ne peut pas décrire le monde sans le décrire » (Putnam 2009, 123).
L’argument simple semble cependant relever d’une mauvaise compréhension de ce qu’une conception absolument objective doit être. Une conception absolument objective n’est pas une conception qui ne représente pas ou ne décrit pas le monde. Ce n’est pas non plus une conception qui n’est produite depuis aucune Position particulière ou ne reflète aucune façon de voir. C’est une conception acontextuelle et qui, en tant que telle, reflète une certaine manière de voir, mais une manière de voir privilégiée, puisque acontextuelle. Comme l’explique Williams (2000, 185) lui-même,
Mon idée n’était pas que l’on peut conceptualiser le monde sans concepts. L’idée était que lorsque nous réfléchissons à notreconceptualisation du monde, nous pourrions être capables de reconnaître de l’intérieur que certains de nos concepts de de nos manières de représenter le monde dépendent plus que d’autre de notre propre perspective, ne nos façons locales et particulières d’appréhender les choses. Par contraste, nous pourrions être capables d’identifier certains concepts et styles de représentation qui dépendent minimalement de nos manières d’appréhender le monde ou de celles d’autres créatures : ces concepts et styles de représentation pourraient être atteints par n’importe quel enquêteur compétent, même s’il différait grandement de nous — c’est à dire d’êtres humains — de par son apparatus sensoriel, et certainement, sa culture. L’objectif qui consiste à distinguer une telle représentation du monde est peut-être incohérent, mais il n’est certainement pas motivé par le but de transcender toutes les descriptions et les conceptualisations.
On peut synthétiser l’argument simple sous la forme des deux prémisses suivantes :
Avec Williams et Moore, nous avons mis en doute ici la seconde prémisse.
Le second argument, développé par Goodman (1992), repose sur l’idée que pour toute conception, on peut trouver une conception, également légitime mais incompatible avec la première.
On peut présenter cet argument en revenant à l’idée de conflits de pairs que nous avons évoquée plus haut. Supposez que je maintienne une conception, mais qu’un pair défende une conception incompatible. Puisque nous sommes des pairs, nous l’avons vu, notre désaccord s’expliquera par nos Positions respectives (1) et donc par le fait qu’aucun de nous deux n’a une conception absolument objective.
(Notez que le fait qu’un seul de nous deux ait une conception qui n’est pas absolument objective n’expliquerait pas, ou pas optimalement le conflit. Plus généralement, le conflit ne serait pas optimalement expliqué si l’un de nous deux avait une conception plus objective que l’autre. L’explication du désaccord repose en effet sur le conditionnel suivant « si l’un des sujets avait la perspective de l’autre, il serait d’accord avec lui ». Mais si l’une des conceptions était plus objective, la perspective qui lui est associée serait partagée par l’autre sans que les deux sujets soient d’accord. Le conditionnel ci-dessus serait donc faux.)
Goodman affirme que de tels conflits de pairs sont potentiellement universels. Selon lui, pour toute conception qui prétend au caractère absolument objectif, on peut trouver une conception la contredisant et qui est ou pourrait être soutenue par un pair. Il prend de nombreux exemples, dont
Goodman donne aussi des raisons plus générales pour défendre la potentielle universalité des conflits de pairs : selon lui, toute conception présupposerait en effet certaines théories et ferait intervenir des choix arbitraires.
De nombreux philosophes n’ont pas été convaincus par les exemples de Goodman (cf. par ex. Putnam (1996, 120) qui endosse malgré tout l’argument et propose d’autres exemples plus à son goût) et encore moins par l’idée que les conflits de pairs qu’ils illustrent, sont potentiellement universels (cf. les discussions réunies dans McCormick (1996), cf. aussi Moore (2000, 89-91)). L’idée que toute conception présuppose des théories et fait intervenir des choix arbitraires est aussi contentieuse, mais même si elle était admise, elle ne suffirait pas à prouver que toute conception est perspective, certains choix et certaines théories pouvant se révéler générer des conceptions acontextuelles (91).
Contrairement à Nietzsche, Schopenhauer ne pensait pas que toute conception était subjective (certaines conceptions éthiques, esthétiques ou mystiques sont selon lui épargnées), mais il considérait que les conceptions réputées les plus objectives, les conceptions scientifiques, étaient en réalité subjectives, car elles trahissaient certains intérêts pratiques (Schopenhauer 2003). Un argument contemporain, d’inspiration schopenhaurienne et défendu par Putnam (1981, VI, IX), veut que nos conceptions soient toujours subjectives, car elles reflètent toujours certaines valeurs, certains désirs et certains intérêts pratiques.
On peut considérer cet argument soit comme un prolongement de l’argument simple, soit comme un prolongement de celui des conflits de pairs. Dans le premier cas, il peut être formalisé ainsi :
Même si la prémisse 3 entre en résonance avec l’idée répandue selon laquelle les valeurs sont toujours subjectives, elle ne va aucunement de soi. Après tout, il pourrait exister des valeurs recommandables de manière acontextuelle et susceptibles de façonner une conception absolument objective.
Considéré comme une variation de l’argument des conflits de pairs, l’argument met en avant que pour toute conception C1, il existe une conception C2 en conflit avec la première parce qu’elle est chargée de valeurs différentes, mais que nous n’avons cependant aucune raison de privilégier.
Enfin il est un arguent que l’on peut appeler direct dans la mesure où il entend montrer directement que nos conceptions ne peuvent jamais être absolues. Cet argument cherche à montrer qu’il existera toujours certains sujets, occupant d’autres positions, qui ne pourront pas partager nos concepts, et partant, nos attitudes et nos représentations.
Il existe de multiples variantes de cet argument qui a connu un grand succès dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Une version de l’argument s’inspire des travaux de Kuhn (1972), et défend l’idée que nos concepts dépendent d’un « paradigme », lui-même attaché à un certain contexte sociohistorique, et sont inaccessibles à (des sujets relevant) d’autres paradigmes. Pour exprimer cette inaccessibilité, Kuhn parle d’incommensurabilité : nos concepts ne seraient pas traduisibles dans ceux d’autres paradigmes.
Une deuxième version s’inspire du relativisme linguistique de Sapir-Whorf et s’appuie sur la diversité des ressources conceptuelles fournies par différents langages pour défendre la diversité des concepts accessibles par différents locuteurs.
Une troisième version de cet argument, inspirée du structuralisme de Saussure (1989) et souvent attribuée à Derrida (cf. par exemple Putnam (1981, 123-8) et les références qu’il mentionne) veut que nos concepts soient nécessairement dépendants du langage dans lequel ils sont exprimés, et, c’est le point saussurien, que ces concepts soient entièrement définis par la structure sémantique propre à ce langage. Étant ainsi définis de manière interne, les concepts exprimés par des mots appartenant à différents langages seraient donc incomparables.
On peut se demander si les arguments fondés sur la thèse d’incommensurabilité kuhnienne ou sur la thèse de Sapir-Whorf établissent bien le caractère subjectif de toutes nos représentations possibles, plutôt que, seulement, celui de certaines de nos représentations actuelles. Mais ils souffrent comme l’argument structuraliste, d’un problème plus profond, noté par Moore (2000, 94) : en l’état, ces arguments ne montrent pas même que certaines représentations sont perspectives. L’argument structuraliste, par exemple, peut bien montrer qu’un locuteur anglophone qui ne parle pas français n’accéde pas à nos représentations; il ne montre pas que ce locuteur ne pourra pas accéder à nos représentations. Or il semble qu’il le pourra, pour peu qu’il y passe suffisamment de temps, par exemple en apprenant le français. En ce sens, il n’est pas clair que dans sa version structuraliste, l’argument direct montre que nos représentations ne peuvent pas être possédées par le locuteur anglophone, quelles que soient ses capacités épistémiques. Une même critique s’applique sans problème aux versions de l’argument qui reposent sur la thèse d’incommensurabilité khunienne ou sur le relativisme linguistique de Sapir-Whorf.
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