Recension de S. Monso, Playing possum : how animals understand death, Princeton University Press, 2024 (traduit de l’espagnol)
On a longtemps cherché THE truc qui nous distinguerait, nous les grands beaux, nous les humains, du menu fretin animal. L’usage d’outils, les jeux, la conscience de soi, le language, la “théorie de l’esprit”… la conscience de la mort. Dans Playing possum : how animals understand death, Susanna Monso montre que cette dernière hypothèse doit elle aussi être rejetée. Bien des animaux ont un concept de mort, et les mammifères prédateurs qui sont aussi des proies, comme les singes, ont peut-être même conscience de leur propre mortalité. Si cela a pu nous échapper, selon elle, c’est à cause de notre anthropocentrisme (j’ajouterai que se poser la question “qu’est-ce qui distingue l’homme des autres animaux ?” est déjà une preuve anthropocentrisme). Celui-ci nous a non seulement fait rechercher un concept de mort parfaitement semblable au nôtre ou à celui de nos philosophes (genre : la mort comme “possibilité de l’impossibilité” de Heidegger). Il nous a aussi poussé à croire que la pierre de touche du concept de mort était à trouver dans les situations où la mort nous affecte le plus, celles liées au deuil de proches.
Pour éviter ces biais Monso définit un concept minimal de mort, qui la présente simplement comme une absence de fonctionnement irréversible. Elle va aussi montrer qu’il n’est pas besoin d’avoir le concept de “plus jamais” ou d’un temps infini (ou même de la “possibilité de l’impossibilité”) pour comprendre que quelque chose ne marche pas de manière irréversible : il suffit de la placer dans la catégorie des choses inanimées, celles qui, pour ainsi dire, ne peuvent pas fonctionner. On peut ainsi considérer la mort, de manière minimale, comme le passage d’une catégorie de chose animée (qui fonctionne) à la catégorie de chose inanimée.
Or il est fort plausible que bien des animaux possèdent un tel concept minimal. Celui-ci ne se manifeste pas seulement dans des contextes de deuil mais aussi dans ceux de violence (infanticides, meurtres en meute, prédation). L’un des cas décisifs pour Monso est celui des animaux qui, comme l’opossum, peuvent imiter leur propre mort non seulement en s’immobilisant, mais en déféquant, en urinant, en réduisant drastiquement leur température corporelle et leur fréquence cardiaque, en laissant pendouiller une langue bleuie, et en excrétant des fluides aux odeurs de charogne, etc… Lorsqu’ils sont dans cet état de “thanatose” les opossums peuvent supporter sans broncher qu’on leur arrache leur queue (des scientifiques sadiques en ont fait l’expérience). La thanatose se retrouve aussi chez certains batraciens et certains oiseaux, ce qui suggère qu’elle a été sélectionnée indépendamment plusieurs fois dans l’évolution. Comme elle rassemble des symptômes qui n’ont d’autre point commun que d’être ceux de la mort, il semble qu’on ne puisse pas expliquer sa sélection sans supposer que de nombreux prédateurs peuvent reconnaître la mort de leurs proies. Les opossums n’ont peut-être pas besoin du concept de mort pour la singer, mais ceux qui les chassent doivent le posséder pour pouvoir la reconnaître et expliquer l’apparition de la thanatose.
J’ai résumé l’argument principal du livre qui est en effet un modèle d’analyse philosophique de la littérature empirique. Mais ce livre m’a fasciné, surtout, par les études observationnelles et expérimentales qu’il met en avant. On y apprend que des meutes de chimpanzés, mais aussi de dauphins – de dauphins !– peuvent tuer gratuitement des animaux, parfois de leur propre espèce (pour les dauphins cela ressemble à de la chasse sportive de marsoins, chez les chimpanzés ça ressemble plus à Orange mécanique), que l’aide aux mourants est assez répandue chez les éléphants et et certains mammifères marins, que les chiens passent le test de la reconnaissance miroir dans sa version olfactive (je vous laisse imaginer un miroir olfactif), que les éléphants reconnaissent semblent reconnaître les crânes d’autres éléphants, et enfin, que les comportements de deuil semblent être assez courants chez eux chez les grands singes, les éléphants, et les orques. Plus impressionnant encore, les cas, chez toutes ces espèces de “soin des enfants morts”. Par exemple cette femelle chimpanzé, Evalyne (en photo ci-dessous) qui porta, épouilla, cajola son enfant jusqu’à ce qu’il se momifie, se décompose, et qui finit par dévorer, après un mois, les derniers fragments du petit. Les éthologues ont beaucoup spéculé sur la signification de ces comportements. Monso émet une hypothèse intéressante fondée sur le fait qu’on recommande parfois aux mères accouchant d’un enfant mort-né de prendre dans leurs bras, quelque temps, le petit cadavre. Le soin des enfants morts pourrait peut-être, selon elle, faciliter le deuil. Monso nous apprend du reste que comme Evalyne, pas mal d’animaux mangent sans faim leurs morts aimés. Lorsqu’un humain meurt seul près de son chien, par exemple, celui-ci mange fréquemment le visage de celui-là – un comportement qui ne s’explique pas par la faim, les chiens en question ayant de la nourriture à disposition et commençant vite leurs agapes ; par ailleurs les chiens errants qui dévorent une proie délaissent la gueule pour s’attaquer d’abord à l’abdomen.
Lorsque je lis un livre de philo je fais bien-sûr attention aux thèses qu’il défend et je cherche à les évaluer – moi bon petit soldat. Mais j’aime par-dessus tout, je crois, ce que la philo me permet d’imaginer. Quitte à éviter l’anthropocentrisme, est-ce qu’on ne pourrait pas donner raison aux endeuillés cannibales . Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose dans la mort qu’ils comprennent mieux que nous ? Est-ce qu’on ne devrait pas, parfois, les imiter ? Je n’y crois pas, mais j’aime cette idée, ou celle d’un savant qui l’endosserait et lancerait un programme de recherche dédié.
T. Colard et al., “Specific patterns of canine scavenging in indoor settings,”
Journal of Forensic Sciences 60, no. 2 (2015): 495–500.
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