Le 2 septembre 2012 à 1h40 du matin, le rappeur Erwin McKiness twitta seulement:
Drunk af going 120 drifting corners #FuckIt YOLO
Moins d’une minute après, il s’écrasait contre un mur, tuant ses quatre passagers –lui avec.
Son dernier mot, YOLO est l’acronyme de You Only Live Once : tu ne vis qu’une fois. YOLO est un hashtag qui fleurit depuis quelques années sur les réseaux sociaux. YOLO est un cri de ralliement et une invitation à profiter de la vie. YOLO sert à justifier toutes sortes de prises de risque. Quel lien peut-il bien y avoir, cependant, entre ce truisme qu’on ne vit qu’une vie, l’injonction à en profiter et l’envie de conduire ivre à 190 km/h dans des virages serrés ?
Le dernier livre de Nick Riggle This beauty cherche à déterminer d’où vient la valeur de nos vies. Cette question est pressante, selon lui, parce qu’on n’a pas choisi de vivre. Notre existence ne présuppose donc pas qu’il est meilleur de vivre que de ne pas vivre. Riggle organise son enquête autour de l’interprétation de YOLO et d’autres « impératifs existentiels » (c’est le nom qu’il leur donne) plus éculés, comme « carpe diem » ou « vis dans l’instant », qui visent précisément à nous faire mieux goûter la vie, mais dont l’efficacité (quand ils sont efficaces) et le sens profond restent mystérieux.
Pourquoi YOLO inciterait-il à profiter de la vie le plus possible : le fait d’avoir une seule machine à pain, fait remarquer l’auteur qui envisagea un temps de vivre comme un trappeur, n’est pas une raison pour en profiter le plus possible en l’utilisant tous les jours — s’il en avait eu deux aurait-il pu ne faire son pain qu’une fois par semaine. Et si l’on n’a qu’une vie, pourquoi ne pas s’enfermer dans un bunker pour minimiser les risques de la perdre ? Riggle déconstruit pareillement le « carpe diem » et le « vis dans l’instant ». Le but de sa critique n’est pas tant de nier que de tels impératifs puissent quelquefois être utiles et réellement pointer vers ce qui fait le suc de cette vie. Il entend plutôt montrer que la manière dont ces impératifs fonctionnent, lorsqu’ils fonctionnent, est beaucoup plus difficile à comprendre qu’il n’apparaît immédiatement.
This beauty s’inscrit dans trois tendances philosophiques convergentes dont on mesure mal ici l’ampleur. Je pense d’abord au renouveau, outre-Atlantique, d’essais philosophiques qui se réapproprient la question de la bonne vie, confisquée depuis longtemps par le développement personnel, les religions, quelques historiens de la philosophie grecque, diverses branches de la psychologie, et les coachs de tout poil. Les artisans de cette restauration sont très souvent des universitaires et même si leurs travaux s’adressent à un large public, ils sont directement liés à leurs articles de pointe publiés dans les grandes revues de recherche. Je pense ensuite à l’intérêt grandissant des philosophes analytiques pour des questions existentielles. Je pense, enfin, à ce que Kieran Setyia a appelé le tournant confessionnel de la philosophie contemporaine, de nombreux chercheurs mêlant des éléments biographiques et littéraires à leurs réflexions théoriques (d’Edouard Louis à Mona Chollet, ce tournant confessionnel a un pendant bien français).
À quoi tient, selon Riggle, la valeur de cette vie que nous n’avons pas choisie ? Par un cheminement extrêmement fluide, qui mêle, de manière souvent drôle et parfois émouvante, des éléments biographiques et argumentatifs, Riggle suggère que l’interprétation la plus charitable des impératifs existentiels classiques les comprend comme des invitations à prêter attention aux aspects esthétiques de ce qui nous entoure. L’impératif existentiel le plus clair serait ainsi, selon lui, le plus confidentiel « que la beauté soit ! » de Schiller. La valeur de cette vie consiste pour Riggle à la beauté au sens large (qui inclut le sublime, le comique, le savoureux, le poétique, etc.). Elle tient à notre engagement esthétique avec le monde.
Cette réponse n’est pas nouvelle – Riggle l’attribue à Platon. Ses précédents ne devraient pas masquer pour autant la profonde originalité de Riggle. Par notre engagement esthétique dans le monde, Riggle n’entend pas seulement, en effet, l’attention que l’on porte aux propriétés esthétiques et les expériences qui en résultent. Il entend aussi nos pratiques esthétiques qui consistent à partager (songez à une recette ou à une chanson que l’on partage sur un réseau social, à un coucher de soleil que l’on pointe du doigt à un ami), à s’exprimer (songez à nos exclamations, à nos jugements esthétiques ou même à notre habillement et notre coupe de cheveux) et à imiter (songez à la manière dont on peut vouloir dessiner les scènes que l’on trouve belles, ou s’inspirer des textes qu’on admire). Ces pratiques sociales d’expression de partage et d’imitation, ont ceci de particulier qu’elles sont guidées à la fois par une valorisation des différences individuelles, et par une forme de liberté ou de jeu qui leur est propre et consiste à s’extraire des habitudes qui guident ordinairement nos actions pour réagir de manière ouverte et originale. Elles nous permettent d’être plus sensibles à notre environnement et dépendent d’une forme de communauté esthétique, communauté qui s’épanouit non seulement dans le soutien mutuel, mais aussi, paradoxalement, dans l’expression des différences et des individualités. La bonne vie pour Riggle est esthétique et partant sociale.
Depuis une quinzaine d’années, Nick Riggle, qui a été skater professionnel (on l’imagine avec montrant une nouvelle figure aux skaters de sa bande) et membre d’un groupe de rap avant de devenir professeur de philosophie à l’Université de San Diego, bâtit une œuvre importante et désormais influente sur les aspects sociaux, communautaires et politiques de l’esthétique (cf. notamment son excellent On Being Awesome). Il va ici (et dans un article récent publié dans la selectissime Philosohical Review) jusqu’à définir la beauté par ceux-ci.
Si je dis que A a de beaux yeux, quelqu’un peut me demander : que trouves-tu de beau à ses yeux, et peut-être répondrai-je : la forme en amande, les longs cils, les paupières délicates. Qu’est-ce que ces yeux ont en commun avec une église gothique que je trouve belle aussi ? Devrais-je dire qu’ils me font une impression similaire ? Et si je disais que dans les deux cas ma main est tentée de les dessiner ? Ce serait en tout cas une définition étroite du beau.
Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique
La plupart des modernes ont, depuis Hume caractérisé la beauté par une forme d’expérience subjective. En s’inspirant de cette remarque de Wittgenstein Riggle définit au contraire la beauté par un certain type d’activité. Est beau, selon lui, tout ce qui permet de maintenir les pratiques sociales évaluatives guidées par les valeurs du jeu et de l’individualité que sont le partage, l’imitation et l’expression. Une telle conception de la beauté permet de rendre compte trivialement de nos constants “échanges esthétiques”, lesquels restent difficiles à expliquer pour ceux qui analysent la beauté en termes d’expériences subjectives. Elle offre du reste une réponse profonde et originale à la question “qu’est-ce qui fait la valeur de la beauté?” (qui fait la valeur de nos vies). Comme pour Schiller dont Riggle se revendique ouvertement, la beauté relève en effet d’un idéal éthique et politique. Les derniers chapitres de This beauty proposent ainsi un véritable vade-mecum pour l’épanouissement de « communautés esthétiques ». En perfectionnant notre commerce avec la beauté, de telles communautés peuvent nous maintenir en contact, collectivement, avec les raisons d’apprécier cette vie « sauvage et précieuse » (Riggle reprend cette expression d’un des plus célèbres poèmes de la poétesse américaine Mary Oliver).
Contre Riggle, un croyant pourrait sans doute prétendre que la valeur de sa vie tient à sa relation avec Dieu. Un philosophe ou un scientifique, à sa recherche ou sa contemplation de la vérité. Un saint à ses vertus, etc. La théorie sociale de la beauté de Riggle, si elle est acceptée, permet cependant de répondre en partie à ces objections. Puisqu’elle compte comme beau tout ce qui promeut des pratiques sociales guidées par le jeu et l’individualité, la théorie de Riggle permet d’affirmer que la vie du religieux, celle du scientifique, et plus encore celle du philosophe sont souvent (malgré qu’ils en aient) partiellement dédiées à la beauté. Certains trouveront qu’une telle réponse distord un peu trop notre concept ordinaire de beauté ou la valeur des vies religieuses, scientifiques, etc. Je la trouve quant à moi fort plausible.
BONUS 1. Le beau YOLO de Szymborska (Riggle cite un très beau poème de Mary Oliver sur le même sujet, il omet la géniale Szymborska).
JAMAIS DEUX FOIS
Jamais rien n’arrive deux fois,
jamais rien ne se reproduit,
nous sommes nés sans bon usage
et sans routine mourrons surpris.
Serions-nous cancres les plus sots
à l’école de l’univers,
jamais nous ne redoublerons
aucun été aucun hiver.
Pas un des jours ne se répète
pas une nuit pareille à l’autre,
ni deux baisers tout identiques,
ni deux regards de l’un à l’autre.
Hier quand j’entendis quelqu’un
dire ton nom à haute voix,
ce fut pour moi comme une rose
par la croisée tombant sur moi.
Aujourd’hui nous étions deux,
mais j’ai collé ma face au mur.
Rose? À quoi ressemble une rose?
Est-ce une fleur ou une pierre dure?
Et pourquoi donc, heure mauvaise,
à ces peurs vaines te mêles-tu?
Tu es là et dois passer,
ce sera beau de n’être plus.
Dans nos sourires enlacés,
nous cherchons une entente sûre,
malgré nos grandes différences
ainsi que deux gouttes d’eau pure.
BONUS 2. Pourquoi YOLO inciterait-il à prendre des risques mortels ?
YOLO nous force à considérer cette vie qui ne se répétera pas, et ainsi notre mortalité. Mais pour considérer sa mortalité, il faut appréhender sa vie de l’extérieur, d’un point de vue objectif. YOLO invite aussi à considérer cette vie qui ne se répétera pas, et ainsi ses expériences vécues dans le présent, pour ainsi dire, de l’intérieur. Or de l’intérieur je ne peux pas imaginer ne pas exister, et ma vie paraît pour ainsi dire infinie. De l’extérieur, au contraire, ma vie ne paraît pas seulement mortelle et finie. Elle apparaît quasi nulle, noyée dans l’immensité du passé et du futur qui l’enserrent.
Nulle, infini. Entièrement vivante, toujours déjà presque morte. Nous n’aimons pas ce genre de dissonance et nous tâchons de les étouffer. Nous détestons les incertitudes et nous cherchons à les résoudre. Une bonne manière de procéder, ici, est de tenter la mort. Sautons par-dessus le précipice, on verra bien qui des deux voix — de celle qui gueulait « nulle » et de celle qui chantait « infinie » — avait raison.