Cette chaise, la lune, ton orteil ce hérisson et moi, nous existons.
Ok.
Mais qu’est-ce que cela signifie pour ces choses d’exister ? Qu’est-ce que cela signifie pour elles d’être réel ? Et est-ce qu’elles existent au même sens du terme « exister » ?
Ces questions peuvent sembler parmi plus abstraites et les plus sublimes de toute la philosophie, et certains professeurs, qui dominaient l’Université française lorsque j’étais en licence, les ont élevées au rang d’idoles métaphysiques inquiétantes, brûlant le regard de la foule (comprendre, les philosophes non heideggeriens ou pire, ces péquenots de non philosophes) mais se révélant lentement, dans les brumes épaisses de la Forêt noire, au sage (comprendre : le bon heideggerien) de capable de soupçonner tout ce que sa vie doit à Voldermor la menace de la mort.
Une manière très simple d’approcher ces interrogations serait de s’en remettre à la manière dont l’existence nous apparaît spontanément – appelons cela le sens de l’existence. Après tout, si je veux savoir ce qu’il y a devant moi, je fais appel au verdict de mon expérience, et de nombreux métaphysiciens invoquent pareillement l’expérience pour élucider la nature de certaines choses (songez par exemple aux partisans de la “théorie A” du temps selon laquelle le présent est un moment distingué, pour ainsi dire au centre du temps, ce n’est pas une théorie scientifique complexe qui leur dicte cette opinion, mais bien la manière dont le présent nous apparaît). La tradition phénoménologique est célèbre pour avoir précisément cherché à élucider cette question de la nature de l’existence à partir du sens de l’existence. Le problème est qu’en dépit de ce qu’un regard rapide pourrait suggérer et de ce que les défenseurs de cette tradition laissent parfois entendre dans leurs compendiums, ils ne sont pas du tout d’accord les uns avec les autres. Il y a par exemple moins de points communs entre les thèses d’Heidegger et de Michel Henry sur le sujet qu’entre les thèses de Descartes et de Hume sur le soi. Ce désaccord n’est pas étonnant. Regardez une table devant vous et interrogez votre sens de l’existence de cette table… Vous en conclurez, il me semble, Il n’est pas complètement évident que l’existence des choses, par opposition aux choses elle-même nous apparaisse de quelque manière que ce soit. Le sens de l’existence, s’il existe, est pour le moins élusif et bien des philosophes ont abandonné l’idée de demander à l’expérience à quoi ressemble l’existence.
Je pense que cet abandon est prématuré, et qu’il existe des moyens de de démontrer la réalité et de préciser la nature du sens de l’existence. Pour cela il faut d’abord être au clair sur les diverses réponses qui sont en concurrence. Cela permettra de ne pas avaler la première proposition venue. Il faut ensuite, nous le verrons, utiliser la psychopathologie pour pallier les limites de l’analyse introspective, « phénoménologique » de nos expériences.
On peut distinguer d’abord, les réponses non-déflationnistes de celles, déflationnistes, qui considèrent, avec Hume et Kant, que le sens de l’existence d’un particulier n’est rien d’autre que le sens de ce particulier, et que nous n’avons, pas pour ainsi dire, une impression d’existence de ce chat, là, en plus de l’impression de ce chat, là.
Plusieurs théories non-déflationnistes intéressantes ont été proposées par la tradition philosophique depuis les travaux précurseurs des Encyclopédistes (Turgot) et des Idéologues (Condillac, Destutt de Tracy, Maine de Biran). Toutes admettent l’existence d’une sorte d’impression d’existence en plus de l’impression de tel objet particulier, mais elles sont en désaccord sur la teneur de cette impression.
Laquelle de ces réponses est la meilleure ?
Une première question décisive, pour évaluer ces théories, mais souvent négligée consiste à déterminer pourquoi ces impressions (de résistance, de profondeur, de caractère temporellement présent) devraient être des impressions de réalité, plutôt que, disons, de rouge ou de circularité. Le théoricien de la résistance peut par exemple réponde à cette « question pont » en invoquant l’idée qu’exister c’est avoir des pouvoirs causaux et que la résistance est la marque de pouvoirs causaux ou encore l’idée qu’exister c’est être indépendant de nos volontés, et que la résistance est justement une marque de cette indépendance. L’avocat de la théorie husserlienne de la profondeur dira que percevoir une chose comme ayant de la profondeur, c’est percevoir qu’elle possède des aspects cachés et qu’elle ne se réduit pas à ce qu’on en voir. C’est donc percevoir qu’elle est indépendante de notre perception, ce qui semble précisément être une forme de sens de la réalité. De la même manière, la théorie du caractère temporellement présent pourra facilement être justifiée par les présentistes qui assument que la réalité au maintenant.
La théorie du sens de l’existence comme sens de l’accointance semble par contre incapable proposer une réponse plausible à cette question pont : on voit bien pourquoi le sens de l’accointance pourrait être un sens de la présence d’un chose. IA moins d’admettre un genre d’idéalisme solipsiste selon laquelle ce qui existe est ce qui m’apparait directement, il est difficile de voir pourquoi une telle présence serait requise pour la réalité (à sa décharge, et même s’il utilise indifféremment sens de la réalité et sens de la présence, Matthen me semble viser en réalité une théorie de celle-ci plutôt que de celle-là).
Comment départager les quatre théorie restantes ? Il existe une pathologie assez répandue (elle toucherait 1 à 2%de la population) qui peut nous aider ici. Les patients souffrant de déréalisation (dans le DSM-V tr « trouble de dépersonnalisation et de déréalisation ») semblent percevoir le monde exactement comme nous – sauf en ce qui concerne l’existence. Ils voient les objets leurs formes et leurs couleurs, mais ces objets leurs paraissent irréels, et dans les cas extrêmes, littéralement inexistants.
Cette pathologie est classiquement analysée comme impliquant une lacune expérientielle. Cela suggère, en premier lieu, que le déflationnisme est erroné : il y a normalement, dans notre expérience, quelque chose comme une « impression d’existence » en plus des « impressions d’objets » et c’est cette impression d’existence qui vient à manquer chez les personnes souffrant de déréalisation.
Comment caractériser cette impression d’existence qui manque aux patients ?Les perçoivent correctement la résistance des choses (et de manière converse des pathologies associées à une mauvaise perception de la résistance n’implique aucun trouble du sens de l’existence). Ils peuvent avoir mais n’ont pas toujours des troubles de la perception du présent. Cela met hors-jeu la théorie de la résistance et la théorie du présent. En analysant en détail les rapports subjectifs des patients et en m’appuyant sur le fait, objectif et intriguant, qu’ils n’ont aucun problème sensorimoteur, je défends l’idée que les théories de la profondeur et des affordances doivent aussi être mises hors jeu.
Comment caractériser dés lors l’impression de réalité. Jaspers considérait qu’il s’agit d’une impression primitive que nous ne possédons aucun moyen de décrire autrement qu’une impression… de réalité. Je ne crois pas que ce soit le cas. Il existe je pense une théorie du sens de l’existence à la fois plausible et compatible avec le fait que les patients déréalisés ont des capacités sensori-motrices normales : celle du sens de l’existence comme sens de la substantialité. David Chalmers envisage brièvement, dans un article du New-York Times l’idée, selon lui mise à mal par la science moderne, que la réalité suppose une forme de substantialité
Dans quel sens la réalité normale est-elle réelle, et la réalité virtuelle peut-elle être réelle de cette manière ? C’est une grande question philosophique… La réalité physique commence à ressembler beaucoup à la réalité virtuelle en ce moment. Vous pourriez adopter l’attitude, “Tant pis pour la réalité physique. Ce n’est pas réel.” Mais je pense que non. Il s’avère que nous prenons tout cela en compte et disons, “D’accord, les choses ne sont pas comme nous le pensions, mais elles sont toujours réelles.” Cela devrait être la bonne attitude envers la réalité virtuelle également. Le code et les circuits en silicium forment juste un autre substrat sous-jacent pour la réalité. Est-ce tellement pire d’être dans une réalité générée par ordinateur que ce que nous dit la physique contemporaine ? Des fonctions d’onde quantiques avec des valeurs indéterminées ? Cela semble aussi éthéré et insubstantiel que la réalité virtuelle. Mais hé ! Nous y sommes habitués.
Chalmers 2019
In what sense is normal reality real, and can virtual reality be real in that way? It’s a great philosophical question .… Physical reality is coming to look a lot like virtual reality right now. You could take the attitude, “So much the worse for physical reality. It’s not real.” But I think, no. It turns out we just take all that on board and say, “Fine, things are not the way we thought, but they’re still real.” That should be the right attitude toward virtual reality as well. Code and silicon circuitry form just another underlying substrate for reality. Is it so much worse to be in a computer-generated reality than what contemporary physics tells us? Quantum wave functions with indeterminate values? That seems as ethereal and unsubstantial as virtual reality. But hey! We’re used to it. (Chalmers 2019; see also Chalmers 2022, part III)
Selon la théorie que je défends, avoir l’impression qu’un objet existe réellement, c’est en effet, sommairement, avoir l’impression ne se réduit pas à un faisceau de propriétés mais possède un substrat qui porte (et unifie) ces propriétés et que celui-ci est à peu près « normal ». Le point décisif est que cette théorie permet d’expliquer à la fois que la réalité d’un objet puisse être normalement perçue, mais que sa perception n’ait aucune conséquence sensori-motrice objective.
De manière intéressante, comme l’a bien vu Chalmers, cette théorie implique que si les très influents structuralistes, qui prétendent que rien ne possède une réel substrat mais se réduit à une simple structure, ou les digitalistes, qui prétendent que nous vivons dans une simulation et que rien n’a un substrat normal, ont raison, alors notre sens de l’existence est massivement erroné, et les patients dépersonnalisés voient le monde mieux que nous. Cette théorie implique aussi que ceux qui prennent notre expérience de l’existence comme un bon guide pour la métaphysique de la réalité doivent rejeter le structuralisme et le digitalisme. Ils’agit à mon sens d’une conséquence heureuse.